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EXTRAITS DU CHAPITRE VII.

Sur la Comédie.

Il faut avouer que Molière est un grand poëte comique. Je ne crains pas de dire qu'il a enfoncé plus avant que Térence dans certains caractères. Il a embrassé une plus grande variété de sujets. Il a peint par des traits forts presque tout ce que nous voyons de déréglé et de ridicule. Térence se borne à représenter des vieillards avares et ombrageux, de jeunes hommes prodigues et étourdis, des courtisanes avides et impudentes, des parasites bas et flatteurs, des esclaves imposteurs et scélérats. Ces caractères méritoient sans doute d'être traités suivant les mœurs des Grecs et des Romains. De plus, nous n'avons que six pièces de ce grand auteur. Mais en fin Molière a ouvert un chemin tout nouveau. Encore une fois, je le trouve grand; mais ne puis-je pas parler en toute liberté sur ses défauts?

En pensant bien, il parle souvent mal. Il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude de métaphores, qui approchent du galimatias. J'aime bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple, l'Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers. Il est vrai que la versification françoise l'a gêné; il est vrai même qu'il a mieux réussi pour les vers dans l'Amphitryon, où il a pris la liberté de faire des vers irréguliers. Mais en général il me paroît, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions.

D'ailleurs il a outré souvent les caractères. Il a voulu par cette liberté plaire au parterre, frapper les spectateurs les moins délicats, et rendre le ridicule plus sensible. Mais, quoiqu'on doive marquer chaque passion dans son plus fort degré, et par ses traits les plus vifs, pour en mieux montrer l'excès et la difformité, on n'a pas besoin de forcer la nature, et d'abandonner le vraisemblable. Ainsi, malgré l'exemple de Plaute, où nous lisons, Cedo tertiam, je soutiens contre Molière, qu'un avare, qui n'est point fou, ne va jamais jusqu'à vouloir regarder dans la troisième main de l'homme qu'il soupçonne de l'avoir volé.

Un autre défaut de Molière, que beaucoup de gens d'esprit lui pardonnent, et que je n'ai garde de lui pardonner, est qu'il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. Je comprends que ses défenseurs ne manqueront pas de dire qu'il a traité avec honneur la vraie probité, qu'il n'a attaqué qu'une vertu chagrine, et qu'une hypocrisie détestable. Mais, sans entrer dans cette longue discussion, je soutiens que Platon et les autres législateurs de l'antiquité païenne n'auroient jamais admis dans leurs Républiques un tel jeu sur les mœurs.

EXTRAITS DU CHAPITRE VIII.

Sur l'Histoire.

Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays. Quoiqu'il aime sa patrie, il ne la flatte jamais en rien. L'historien françois doit se rendre neutre entre la France et l'Angleterre. Il doit louer aussi volontiers Talbot' que Duguesclin. Il rend autant de justice aux talents militaires du prince de Galles qu'à la sagesse de Charles V.

Il évite également les panégyriques et les satires. Il ne mérite d'être cru qu'autant qu'il se borne à dire sans flatterie et sans vulgarité le bien et le mal. Il n'omet aucun fait qui puisse servir à peindre les hommes principaux, et à découvrir les causes des événements; mais il retranche toute dissertation où l'érudition d'un savant veut être étalée. Toute sa critique se borne à donner comme douteux ce qui l'est, et à en laisser la décision au lecteur, après lui avoir donné ce que l'histoire lui fournit. L'homme qui est plus savant qu'il n'est historien, et qui a plus de critique que de vrai génie, n'épargne à son lecteur aucune date, aucune circonstance superflue, aucun fait sec et détaché. Il suit son goût, sans consulter celui du public. Il veut que tout le monde soit aussi curieux que lui des minuties, vers lesquelles il tourne son insatiable curiosité. Au contraire un historien sobre et discret laisse tomber les menus faits qui ne mènent le lecteur à aucun but important. Retranchez ces faits, vous n'ôtez rien à l'histoire. Ils ne font qu'interrompre, qu'allonger, que faire une histoire, pour ainsi dire, hachée en petits morceaux, et sans aucun fil de vive narration. Il faut laisser cette superstitieuse exactitude aux compilateurs. Le grand point est de mettre d'abord le lecteur dans le fond des choses, de lui en découvrir les liaisons, et de se hâter de le faire arriver au dénouement. L'Histoire doit en ce point ressembler un peu au Poëme épique : Semper ad eventum festinat, et in medias res Non secus ac notas auditorem rapit, et, quæ Desperet tractata nitescere posse, relinquit 3.

Il y beaucoup de faits vagues, qui ne nous apprennent que des noms et des dates stériles: il ne vaut guère mieux savoir ces noms que les ignorer. Je ne connois point un homme, en ne connoissant que son nom. J'aime mieux un historien peu exact et peu judicieux, qui estropie les noms, mais qui peint naïvement tout le détail, comme

1. Jean Talbot, comte de Shrewsbury, succéda à Suffolk dans le commandement des troupes d'Henri VI d'Angleterre, en 1429.

2. Le prince Noir, par qui le roi Jean fut vaincu et pris à la bataille de Poitiers.

3. Horace, Art poétique, vers 148: « Il court au but sans se détourner; il jette l'auditeur au milieu des événements, sans lui demander s'il les connaît; et tous les détails, qui ne se prêtent pas aux ornements de la poésie, il les laisse. ■

Froissart, que les historiens qui me disent que Charlemagne tint son parlement à Ingelheim, qu'ensuite il partit, qu'il alla battre les Saxons. et qu'il revint à Aix-la-Chapelle : c'est ne m'apprendre rien d'utile. Sans les circonstances, les faits demeurent comme décharnés : ce n'est que le squelette d'une histoire.

La principale perfection d'une histoire consiste dans l'ordre et dans l'arrangement. Pour parvenir à ce bel ordre, l'historien doit embrasser et posséder toute son histoire. Il doit la voir tout entière, comme d'une seule vue. Il faut qu'il la tourne et qu'il la retourne de tous les côtés, jusqu'à ce qu'il ait trouvé son vrai point de vue. Il faut en mon. trer l'unité, et tirer, pour ainsi dire, d'une seule source tous les principaux événements qui en dépendent. Par là il instruit.utilement son lecteur, il lui donne le plaisir de prévoir, il l'intéresse, il lui met devant les yeux un système des affaires de chaque temps, il lui débrouille ce qui en doit résulter, il le fait raisonner sans lui faire aucun raisonnement, il lui épargne beaucoup de redites, il ne le laisse jamais languir, il lui fait même une narration facile à retenir par la liaison des faits: je répète sur l'Histoire l'endroit d'Horace qui regarde le Poëme épique : Ordinis hæc virtus erit et venus, aut ego fallor, Ut jam nunc dicat, jam nunc debentia dici, Pleraque differat et præsens in tempus omittat '.

Un sec et triste faiseur d'annales ne connoît point d'autre ordre que celui de la chronologie. Il répète un fait toutes les fois qu'il a besoin de raconter ce qui tient à ce fait; il n'ose ni avancer, ni reculer aucune narration. Au contraire l'historien qui a un vrai génie choisit sur vingt endroits celui où un fait sera mieux placé, pour répandre la lumière sur tous les autres. Souvent un fait montré par avance de loin dé brouille tout ce qui le prépare. Souvent un autre fait sera mieux dans son jour, étant mis en arrière. En se présentant plus tard, il viendra plus à propos pour faire naître d'autres événements. C'est ce que Cicéron compare au soin qu'un homme de bon goût prend pour placer de bons tableaux dans un jour avantageux: Videtur tanquam tabulas bene pictas collocare in bono lumine.

DIALOGUES DES MORTS.

LE CONNÉTABLE DE BOURBON ET BAYARD.

Il n'est jamais permis de prendre les armes contre sa patrie. BOURBON 2. N'est-ce point le pauvre Bayard que je vois au pied de cet arbre, étendu sur l'herbe et percé d'un grand coup? Oui, c'est

1. Art poétique, vers 42. « L'ordre, qui est une force et une beauté, consistera, si je ne me trompe, à dire ici ce qui doit être dit ici, à reculer le reste, et à le renvoyer à l'endroit où il sera le mieux placé.

2. Ce Dialogue des morts est un dialogue entre vivants. Bayard vient d'être mortellement blessé au passage de la Sésia, après avoir

lui-même. Hélas! je le plains. En voilà deux qui périssent aujourd'hui par nos armes : Vandenesse et lui. Ces deux François étoient deux ornements de leur nation par leur courage. Je sens que mon cœur est encore touché pour sa patrie. Mais avançons pour lui parler. Ah! mon pauvre Bayard, c'est avec douleur que je te vois en cet état.

BAYARD. C'est avec douleur que je vous vois aussi.

BOURBON. Je comprends bien que tu es fâché de te voir dans mes mains par le sort de la guerre. Mais je ne veux point te traiter en prisonnier je veux te garder comme un bon ami, et prendre soin de ta guérison comme si tu étois mon propre frère. Ainsi tu ne dois pas être fâché de me voir.

BAYARD. Hé! croyez-vous que je ne sois pas fâché d'avoir obligation au plus grand ennemi de la France? Ce n'est point de ma captivité ni de ma blessure dont je suis en peine. Je meurs : dans un moment la mort va me délivrer de vos mains.

BOURBON. Non, mon cher Bayard; j'espère que nos soins réussiront pour te guérir.

BAYARD. Ce n'est point là ce que je cherche, et je suis content de mourir. BOURBON. Qu'as-tu donc ? Est-ce que tu ne saurois te consoler d'avoir été vaincu et fait prisonnier dans la retraite de Bonnivet? Ce n'est pas ta faute, c'est la sienne : les armes sont journalières. Ta gloire est assez bien établie par tant de belles actions. Les Impériaux ne pourront jamais oublier cette vigoureuse défense de Mézières contre eux '. BAYARD. Pour moi, je ne puis jamais oublier que vous êtes ce grand connétable, ce prince du plus noble sang qu'il y ait dans le monde, et qui travaille à déchirer de ses propres mains sa patrie et le royaume de ses ancêtres.

BOURBON. Quoi! Bayard, je te loue, et tu me condamnes! je te plains, et tu m'insultes!

BAYARD. Si vous me plaignez, je vous plains aussi ; et je vous trouve bien plus à plaindre que moi. Je sors de la vie sans tache ; j'ai sacrifié la mienne à mon devoir; je meurs pour mon pays, pour mon roi, estimé des ennemis de la France, et regretté de tous les bons François mon état est digne d'envie.

BOURBON. Et moi je suis victorieux d'un ennemi qui m'a outragé; je me venge de lui; je le chasse du Milanais; je fais sentir à toute la France combien elle est malheureuse de m'avoir perdu en me poussant à bout; appelles-tu cela être à plaindre ?

BAYARD. Oui; on est toujours à plaindre quand on agit contre son devoir: il vaut mieux périr en combattant pour la patrie, que la vaincre et triompher d'elle. Ah! quelle horrible gloire que celle de détruire son propre pays!

BOURBON. Mais ma patrie a été ingrate après tant de services que je

sauvé l'armée française compromise par les fautes de Bonnivet (30 avril 1524), lorsque le connétable de Bourbon le reconnaît et l'aborde. 1. En 1521.

lui avois rendus. Madame1 m'a fait traiter indignement, par un dépit d'amour. Le roi, par foiblesse pour elle, m'a fait une injustice énorme en me dépouillant de mon bien. On a détaché de moi jusqu'à mes domestiques, Martignon et d'Argouges. J'ai été contraint, pour sauver ma vie, de m'enfuir presque seul. Que voulois-tu que je fisse?

BAYARD. Que vous souffrissiez toutes sortes de maux, plutôt que de manquer à la France et à la grandeur de votre maison. Si la persécution étoit trop violente, vous pouviez vous retirer; mais il valoit mieux être pauvre, obscur, inutile à tout, que de prendre les armes contre nous. Votre gloire eût été au comble dans la pauvreté et dans le plus misérable exil.

BOURBON. Mais ne vois-tu pas que la vengeance s'est jointe à l'ambition pour me jeter dans cette extrémité? J'ai voulu que le roi se repentit de m'avoir traité si mal.

BAYARD. Il falloit l'en faire repentir par une patience à toute épreuve, qui n'est pas moins la vertu d'un héros que le courage.

BOURBON. Mais le roi, étant si injuste et si aveuglé par sa mère, méritoit-il que j'eusse de si grands égards pour lui?

BAYARD. Si le roi ne le méritoit pas, la France entière le méritoit. La dignité même de la couronne, dont vous êtes un des héritiers, le méritoit. Vous vous deviez à vous-même d'épargner la France, dont vous pouvez être un jour roi.

BOURBON. Eh bien ! j'ai tort, je l'avoue; mais ne sais-tu pas combien les meilleurs cœurs ont de peine à résister à leur ressentiment?

BAYARD. Je le sais bien; mais le vrai courage consiste à y résister. Si vous connoissez votre faute, hâtez-vous de la réparer. Pour moi, je meurs; et je vous trouve plus à plaindre dans vos prospérités, que moi dans mes souffrances. Quand l'empereur ne vous tromperoit pas, quand même il vous donneroit sa sœur en mariage et qu'il partageroit la France avec vous, il n'effaceroit point la tache qui déshonore votre vie. Le connétable de Bourbon rebelle! Ah! quelle honte ! Ecoutez Bayard mourant comme il a vécu, et ne cessant de dire la vérité.

LE CARDINAL DE RETZ.

Paul de Gondi, cardinal de Retz, né à Montmirail en 1614, fut destiné dès son enfance à la carrière ecclésiastique, pour laquelle il était peu fait. Nommé en 1643 coadjuteur de l'archevêque de Paris, Henri de Gondi, son

1. Louise de Savoie, mère de François I.

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