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fut au désespoir. M. le Duc pleura1; c'étoit sur Vatel que tournoit tou: son voyage de Bourgogne. M. le Prince le dit au roi fort tristement: on dit que c'étoit à force d'avoir de l'honneur à sa manière; on le loua fort, on loua et l'on blåma son courage. Le roi dit qu'il y avoit cinq ans qu'il retardoit de venir à Chantilly, parce qu'il comprenoit l'excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu'il ne devoit avoir que deur tables, et ne point se charger de tout; il jura qu'il ne souffriroit plus que M. le Prince en usât ainsi; mais c'étoit trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel; elle fut réparée on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse; tout étoit parfumé de jonquilles, tout étoit enchanté.

LETTRES SUR LA MORT DE TURENNE.

A M. DE GRIGNAN.

A Paris, ce 31 juillet 1675.

C'est à vous que je m'adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France: c'est la mort de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versailles le roi en a été affligé, comme on doit l'être de la mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde; toute la Cour fut en larmes, et M. de Condom 2 pensa s'évanouir. On étoit près d'aller se divertir à Fontainebleau, tout a été rompu; jamais un homme n'a été regretté si sincèrement tout ce quartier où il a logé3, et tout Paris, et tout le peuple, étoit dans le trouble et l'émotion; chacun parloit et s'attroupoit pour regretter ce héros. Je vous envoie une trèsbonne relation de ce qu'il a fait quelques jours avant sa mort. C'est après trois mois d'une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d'admirer, qu'arrive le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avoit le plaisir de voir décamper l'armée des ennemis devant lui; et le 27, qui étoit samedi, il alla sur une petite hauteur pour observer leur marche : son dessein étoit de donner sur l'arrière-garde, et il mandoit au roi à midi que, dans cette pensée, il avoit envoyé dire à Brissac qu'on fit les prières de quarante heures. Il mande la mort du jeune d'Hocquincourt, et qu'il enverra un courrier pour apprendre au roi la suite de cette entreprise il cachette sa lettre, et l'envoie à deux heures. Il va sur cette petite colline avec huit ou dix personnes on tire de loin à l'aventure un malheureux coup de canon qui le coupe par le milieu du corps, et vous pouvez penser les cris et les pleurs de cette armée....

1. Le duc d'Enghien, fils du prince de Condé.

2. Bossuet. C'est lui qui avait converti Turenne au catholicisme. 3. Le marais.

A MADAME DE GRIGNAN.

A Paris, mercredi 28 août 1675.

Vraiment, ma fille, je m'en vais bien encore vous parler de M. de Turenne. Nous nous fîmes raconter sa mort. Il vouloit se confesser, et en se cachotant il avoit donné ses ordres pour le soir, et devoit communier le lendemain dimanche, qui étoit le jour qu'il croyoit donner la bataille.

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Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé; et comme il avoit bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il vouloit aller, et dit au petit d'Elbeuf : « Mon neveu, << demeurez là; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me fe«<riez reconnoître. » M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il alloit, lui dit : « Monsieur, venez par ici; on tire du côté où vous << allez. Monsieur, lui dit-il, vous avez raison; je ne veux point du << tout être tué aujourd'hui ; cela sera le mieux du monde. » Il eut à peine tourné son cheval, qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : « Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là. M. de Turenne revint; et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassé du même coup qui emporta le bras et la main qui tenoient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardoit toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avoit laissé le petit d'Elbeuf; il n'étoit point encore tombé; mais il avoit penché le nez sur l'arçon : dans ce mpment, le cheval s'arrête; le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois deux grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais songez qu'il étoit mort et qu'il avoit une partie du cœur emportée. On crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser le bruit et ôter le petit d'Elbeuf, qui s'étoit jeté sur le corps, qui ne vouloit pas le quitter, et se pâmoit de crier. On couvre le corps d'un manteau, on le porte dans une haie; on le garde à petit bruit; un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye et beaucoup d'autres, pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avoit sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisoient le véritable deuil : tous les officiers avoient pourtant des écharpes de crêpe; tous les tambours en étoient couverts; ils ne battoient qu'un coup; les piques traînantes et les mousquets renversés : mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter, sans que l'on en soit ému. Ses deux neveux étoient à cette pompe, dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s'y fit porter: car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier étoit bien abîmé de douleur. Quand

1. Le chevalier de Grignan, frère cadet du gendre de Mme de Sévigné.

ce corps a quitté son armée, ç'a été encore une autre désolation; et partout où il a passé on n'entendoit que des clameurs : mais à Langres ils se sont surpassés; ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie; il y eut un service solennel dans la ville, et en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain; tous ses gens l'alloient reprendre à deux lieues d'ici; il sera dans une chapelle en dépôt; on lui fera un service à Saint-Denis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel....

Ecoutez, je vous prie, une chose qui est à mon sens fort belle : il me semble que je lis l'histoire romaine. Saint-Hilaire, lieutenant-général de l'artillerie, fit donc arrêter M. de Turenne qui avoit toujours galopé, pour lui faire voir une batterie; c'étoit comme s'il eût dit : Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c'est ici que vous devez être tué. Le coup de canon vient donc, et emporte le bras de Saint-Hilaire qui montroit cette batterie, et tue M. de Turenne : le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à crier et à pleurer. Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il; voyez, en lui montrant M. de Turenne roide mort, voilà ce qu'il faut pleurer éternellement, voilà ce qui est irréparable. Et, sans faire nulle attention sur lui, se met à crier et à pleurer cette grande perte. M. de la Rochefoucauld pleure lui-même en admirant la noblesse de ce sentiment.

LA BRUYÈRE.

Jean de la Bruyère, né à Paris, au mois d'août 1645, fut quelque temps trésorier des finances dans la généralité de Caen. Sur la recommandation de Bossuet, le grand Condé le chargea d'enseigner l'histoire à son petit-fils, le duc de Bourbon. L'éducation du jeune duc terminée, la Bruyère resta attaché à la maison de Condé, et put continuer à étudier de près et sur le vif les vices et les ridicules des hommes en général, et des grands en particulier. En 1688, parut, sans nom d'auteur, la première édition des Caractères de ce siècle, précédés d'une traduction des Caractères

de Théophraste. Le succès de ce livre fut très-grand, et la Bruyère enhardi en donna neuf éditions successives, enrichies de nouvelles réflexions et de nouveaux portraits. Élu membre de l'Académie française en 1693, grâce à l'appui de Racine et de Boileau, la Bruyère mourut subitement à Versailles, le 11 juin 1696.

Les CARACTÈRES ont été souvent réimprimés, notamment en 1740, 2 vol. in-12, avec les notes de Coste, et une CLEF; en 1845 par Walckenaër; en 1855 par M. Hémardinquer, et par M. A. Destailleur.

Sans système philosophique arrêté, sans prétention à la profondeur, la Bruyère est un auteur charmant qu'on ne se lasse pas de relire. Quel riche tableau que son livre des Caractères! Que de finesse dans le dessin! que de couleurs brillantes et délicatement nuancées! comme tout ce monde comique qu'il a créé s'agite dans un pêle-mêle amusant. Point de transitions, point de plan régulier. Ses personnages sont une foule affairée qui court, qui se remue, toute chamarrée de prétentions, d'originalités, de ridicules : vous croiriez être dans la grande galerie de Versailles, et voir défiler devant vous, ducs, marquis, financiers, bourgeois-gentilshommes, pédants, prélats de cour. Tantôt vous entendez un piquant dialogue, qui a tout le sel d'une petite comédie, avec un mot plein de sens pour dénoûment; tantôt entre deux travers habilement saisis, l'auteur glisse une réflexion morale dont la vérité fait le principal mérite; ici c'est une maxime concise, à la manière de la Rochefoucauld, mais sans ses préjugés misanthropiques : là une image familière ennoblie à force d'esprit et de nouveauté; plus loin une construction maligne qui arme d'un trait inattendu la fin de la phrase la plus inoffensive. La Bruyère, quoique grand observateur, n'est pas précisément un philosophe : il ne creuse pas dans la région souterraine des principes; il se tient à la surface où végètent les passions et les vices. En fait de pensées il croit que tout est dit et qu'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes. Aussi est-il plutôt un artiste qu'un penseur. Il a pris aux

honnêtes gens de son temps leurs croyances toutes faites, à Théophraste, qu'il a traduit, sa manière et sa forme; mais il a mis sur tout cela son esprit, et c'est assez pour assurer l'immortalité à son livre.

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Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle: il a pour lors un caractère original et inimitable; mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes, et ne laissoient pas espérer qu'il dût ensuite aller si loin; comme ses dernières font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. Dans quelques-unes de seg meilleures pièces, il y a des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus éminent, c'est l'esprit, qu'il avoit sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénoûments, car il ne s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité ; il a aimé au contraire à charger la scène d'événements dont il est presque toujours sorti avec succès : admirable surtout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poëmes qu'il a composés. Il semble qu'il y ait plus de ressemblance dans ceux de Racine, et qu'ils tendent un peu plus à une même chose; mais il est égal, soutenu, toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse : exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l'action; à qui le grand et le merveilleux n'ont pas même manqué, ainsi qu'à Corneille ni le touchant, ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces? Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Forus et en Burrhus? Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimoient à exciter sur les théâtres, et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poëtes. Oreste, dans l'Andromaque de Racine, et Phèdre du même auteur, comme l'OEdipe1 et les Horaces de Corneille, en sont

1. L'OEdipe de Corneille est une des pièces de sa vieillesse, une de celles qui font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. « C'est

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