Page images
PDF
EPUB

tres où tout l'inspire, si rare dans le siècle où les devoirs communs de la religion la soutiennent, trouve, dans les dissipations et la licence des armes, des obstacles et des écueils où les plus belles espérances de l'éducation, les plus heureux présages du naturel, les plus tendres précautions de la grâce, viennent tous les jours tristement échouer.

Mais pour vous, messieurs, qui, au milieu des périls et des fureurs de la guerre, pouvez tous les jours dire, comme David, que vous n'êtes séparés que d'un seul degré de la mort: Uno tantum gradu ego morsque dividimur1; vous qui ne devez compter sur la vie que comme sur un trésor que vous tenez exposé sur un grand chemin; qui touchez tous les moments à l'éternité, et qui ne tenez au monde et à ses plaisirs que par le plus foible de tous les liens : ah! qu'est-ce qui peut vous rassurer lorsque vous vous livrez à des passions d'ignominie? et de quel espoir pouvez-vous vous amuser vousmêmes? Est-ce ces moments que vous accordez à la religion sur le point d'un combat, qui flattent votre espérance? est-ce la prière et les bénédictions d'un ministre? Mais vous, qui êtes de bonne foi, quelle est alors, je vous prie, la situation de votre cœur? Vous est-il jamais arrivé de repasser, en pareille occasion, dans l'amertume de votre cœur, toutes les années de votre vie? Avez-vous jamais pensé, dans ces circonstances, à offrir au Seigneur un cœur contrit et humilié, et à invoquer ses miséricordes sur les misères de votre âme? La gloire, le devoir, le péril, vous ne voyez que cela. Les retours sur la conscience sont alors moins de saison que jamais; on éloigne même ces pensées, comme dangereuses à la valeur; on redouble les plaisirs et les excès, pour faire diversion et s'empêcher soi-même de s'en occuper; et l'on passe, hélas! presque toujours du crime et de la débauche à la mort. Horrible destinée, ô mon Dieu! et si commune cependant aux personnes à qui je parle! Vous le savez, mes frères, et mille fois dans la fureur des combats vous avez vu disparoître en un instant les compagnons de vos excès: vous les avez vus ne mettre presque qu'un intervalle entre une impiété et le dernier soupir, et un coup fatal venir les enlever à vos côtés dans le temps même peut-être qu'ils faisoient encore avec vous des projets de crime.

Eh! si, dans cette action où vous ne dûtes votre délivrance qu'à un prodige, et dont vous-mêmes crûtes ne jamais sortir, le glaive de la mort vous eût frappés, quelle eût été, mon frère, votre destinée? quelle âme auriez-vous présentée au tribunal de Jésus-Christ? quel monstre d'ordures, de blasphèmes, de vengeances? N'êtes-vous pas effrayé de vous représenter alors sous la foudre d'un Dieu vengeur, tremblant devant sa face, et les abîmes éternels ouverts à vos pieds? Sa main toute-puissante vous délivra; il vous couvrit de son bouclier; son ange détourna lui-même les coups qui, en décidant de votre vie, auroient décidé de votre éternité; et quel usage en avez-vous fait de

[merged small][ocr errors]

e

puis? quelle reconnoissance envers votre libérateur? quel hommage lui avez-vous fait d'un corps que vous tenez doublement de lui? vous l'avez fait servir à l'iniquité; et d'un membre de Jésus-Christ, vous en avez fait un instrument de honte et d'infamie. Ah! vous avez bien su mettre le danger que vous courûtes alors à profit pour votre fortune; mais avez-vous su le mettre à profit pour votre salut? vous l'avez fait valoir auprès du prince, mais en a-t-il été question auprès de Dieu? vous en êtes monté d'un degré dans le service, et vous voilà toujours le même dans la milice de Jésus-Christ. Craignez, craignez que ce moment fatal ne revienne, que le Seigneur ne vous livre enfin à votre propre destinée, qu'il ne vous traite comme l'impie Achab, et qu'un coup parti de sa main invisible n'aille, à la première occasion, terminer enfin vos iniquités et commencer ses vengeances.

MADAME DE SÉVIGNÉ.

Marie de Rabutin-Chantal naquit le 5 février 1627. Elle n'avait que cinq mois et demi, quand son père fut tué en défendant l'île de Ré contre les Anglais. Peu d'années après, elle perdit sa mère, et resta sous la tutelle de son oncle l'abbé de Coulanges, le bien-bon, qui lui fit donner une éducation excellente. Ménage et Chapelain furent ses maîtres. Elle apprit l'italien, l'espagnol, un peu de latin, et prit le goût des lectures sérieuses. Elle n'avait que dix-sept ans quand elle épousa le marquis de Sévigné, qui fut tué en duel après sept ans de mariage. Restée veuve à vingtquatre ans, elle tourna toutes ses pensées sur ses deux enfants, et s'occupa de rétablir leur fortune compromise par les désordres du marquis, et d'assurer leur avenir. En 1669, elle maria sa fille au comte de Grignan, qui fut bien. tôt après nommé gouverneur de la Provence. Séparée de sa fille, Mme de Sévigné chercha un dédommagement à son absence dans une active correspondance, qui pendant vingtsept des plus curieuses années du règne de Louis XIV fut toujours aussi empressée, aussi pleine d'intérêt et de verve que le premier jour. Elle mourut en 1696 en Provence auprès de sa fille.

Les Lettres de Mme de Sévigné, réunies pour la première fois en 1726, ont été très-souvent réimprimées. L'édition la plus complète est celle de M. Adolphe Regnier. Mme Tastu, auteur d'un Éloge de Mme de Sévigné couronné par l'Acadé mie française, en 1840, a donné un bon choix de ses Letires. Walckenaer a écrit des Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné.

Le fruit le plus naturel, le plus spontané du siècle de Louis XIV, l'œuvre littéraire où la société se confond pour ainsi dire avec son image, c'est la correspondance de Mme de Sévigné. Il appartenait au règne de la cour, c'està-dire de l'esprit de société, de faire de la conversation écrite un genre littéraire, et d'un recueil de lettres un de ses plus remarquables ouvrages.

C'est par amour maternel, c'est pour distraire sa fille, qui s'ennuie majestueusement au milieu des fêtes et des tracasseries de la société provençale, que Mme de Sévigné entreprend de transporter Paris et Versailles à Aix. Sa correspondance, comme un miroir enchanté, nous fait connaître la cour et ses intrigues, le roi et ses maîtresses, l'Église, le théâtre, la littérature, la guerre, les fêtes, les repas, les toilettes. Tout cela s'anime et se colore en traversant l'esprit de cette femme charmante. Si Mme de Sévigné écrit à ses autres correspondants, à Bussy, à Coulanges, avec sa fille elle cause: elle laisse trotter sa plume la bride sur le cou, et les lettres qu'elle lui adresse sont les plus exquises de toutes. Elle lui donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de son esprit, de sa tête, de ses yeux, de sa plume, de son écritoire; et puis le reste va comme il peut. Elle se divertit autant à causer avec sa fille, qu'elle laboure avec les autres1. C'est dans ses lettres qu'il faut aller chercher le style français par excellence, tout plein de la saveur gauloise du seizième siècle, et purifié par toutes les élégances d'une société d'élite. Elle aime et recommande surtout le naturel, qui, à son avis, compose un

1. Lettre du 20 mars 1671.

style parfait1. Elle voudrait bien savoir laquelle des madames de Provence prend goût à ce qu'elle écrit; et elle trouve naïvement que c'est un bon signe pour cette dame; car, ajoute-t-elle, mon esprit est si négligé qu'il faut avoir un esprit naturel et du monde pour pouvoir s'en accommoder2.

LETTRES SUR LE PROCÈS DE FOUQUET'.

A M. DE POMPONNE".

Jeudi 4 décembre 1664.

Enfin, les interrogations sont finies ce matin. M. Fouquet est entré dans la chambre; M. le chancelier a fait lire le projet tout du long. M. Fouquet a repris la parole le premier, et a dit : Monsieur, je crois que vous ne pouvez tirer autre chose de ce papier, que l'effet qu'il vient de faire, qui est de me donner beaucoup de confusion. M. le chancelier a dit : Cependant vous venez d'entendre, et vous avez pu voir par là que cette grande passion pour l'État, dont vous nous avez parlé tant de fois, n'a pas été si considérable que vous n'ayez pensé à le brouiller d'un bout à l'autre. Monsieur, a dit M. Fouquet, ce sont des pensées qui me sont venues dans le fort du désespoir où me mettoit quelquefois M. le cardinal, principalement lorsqu'après avoir contribué plus que personne du monde à son retour en France, je me vis payé d'une si noire ingratitude. J'ai une lettre de lui et une de la reine mère, qui font foi de ce que je dis; mais on les a prises dans mes papiers, avec plusieurs autres. Mon malheur est de n'avoir pas brûlé ce misérable papier, qui étoit tellement hors de ma mémoire et

2. Lettre du 23 décembre 1671.

1. Lettre du 18 février 1671. 3. Un des premiers actes de Louis XIV, lorsqu'après la mort de Mazarin, il eut pris en mains le gouvernement du royaume, fut l'arrestation du surintendant des finances, Nicolas Fouquet. Accusé de malversation, jugé par une commission composée en grande partie de ses ennemis personnels, Fouquet fut condamné au bannissement perpétuel. Le roi commua la peine en une plus dure, et le fit enfermer au château de Pignerol, où il mourut en 1680. Mme de Sévigné, Pellisson, la Fontaine, Mlle de Scudéri restèrent fidèles à Fouquet dans sa disgrâce.

4. Simon Arnauld, marquis de Pomponne, fils d'Arnauld d'Andilly, et neveu du grand Arnauld, fut ministre des affaires étrangères dé 1671 à 1679, et de 1691 jusqu'à sa mort en 1699.

5. Le chancelier Séguier, président de la commission, le plus acharné des ennemis de Fouquet.

6. Il s'agit d'un projet de résistance et de soulèvement trouvé chez Fouquet derrière une glace, et qui remontant au temps de la Fronde, ne pouvait pas fournir en 1664 la matière d'un grief sérieux.

de mon esprit, que j'ai été près de deux ans sans y penser, et sans croire l'avoir. Quoi qu'il en soit, je le désavoue de tout mon cœur, et je vous supplie de croire, monsieur, que ma passion pour la personne et pour le service du roi n'en a pas été diminuée. M. le chancelier a dit: Il est bien difficile de le croire, quand on voit une pensée opiniâtre exprimée en différents temps. M. Fouquet a répondu : Monsieur, dans tous les temps, et même au péril de ma vie, je n'ai jamais abandonné la personne du roi; et dans ce temps-là, vous étiez, monsieur, le chef du conseil de ses ennemis, et vos proches donnoient passage à l'armée qui étoit contre lui.

M. le chancelier a senti ce coup; mais notre pauvre ami étoit échauffé, et n'étoit pas tout à fait le maître de son émotion.

Vendredi 5 décembre.

. . Je veux rajuster la dernière journée de l'interrogatoire sur le crime d'Etat. Je vous l'avois mandée comme on me l'avoit dite; mais la même personne s'en est mieux souvenue, et me l'a redite à moi. Tout le monde en a été instruit par plusieurs juges. Après que M. Fouquet eut dit que les seuls effets que l'on pourroit tirer du projet, c'étoit de lui avoir donné la confusion de l'entendre, M. le chancelier lui dit : Vous ne pouvez pas dire que ce ne soit là un crime d'Etat. Il répondit : Je confesse, monsieur, que c'est une folie et une extravagance, mais non pas un crime d'État. Je supplie ces messieurs, dit-il en se tournant vers les juges, de trouver bon que j'explique ce que c'est qu'un crime d'Etat : ce n'est pas qu'ils ne soient plus habiles que nous, mais j'ai eu plus de loisir qu'eux pour l'examiner. Un crime d'Etat, c'est quand on est dans une charge principale, qu'on a le secret du prince, et que tout d'un coup on se met du côté de ses ennemis; qu'on engage toute sa famille dans les mêmes intérêts; qu'on fait ouvrir les portes des villes dont on est gouverneur à l'armée des ennemis, et qu'on la ferme à son véritable maître; qu'on porte dans les partis tous les secrets de l'État. Voilà, messieurs, ce qui s'appelle un crime d'État. M. le chancelier ne savoit où se mettre, et tous les juges avoient fort envie de rire. Voilà au vrai comme la chose se passa. Vous m'avouerez qu'il n'y a rien de plus spirituel, de plus délicat, et même de plus plaisant.

Mercredi 17 décembre 1694.

Vous languissez, mon pauvre monsieur, mais nous languissons bien aussi. J'ai été fâchée de vous avoir mandé que l'on auroit mardi un arrêt; car n'ayant point eu de mes nouvelles, vous avez cru que tout étoit perdu; cependant nous avons encore toutes nos espérances. Je vous mandai samedi comme M. d'Ormesson' avoit rapporté l'affaire et opiné; mais je ne vous parlai point assez de l'estime extraordinaire

1. Olivier Lefèvre d'Ormesson, rapporteur dans le procès de Fouquet.

« PreviousContinue »