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l'esprit des peuples, qu'ils devinrent capables de soutenir les dernières extrémités pour le salut de leur patrie.

Mais quand le peuple méritoit d'être blâmé, le sénat le faisoit aussi avec une gravité et une vigueur digne de cette sage compagnie. Je n'entreprends pas ici de vous dire combien le sénat a livré aux ennemis de citoyens parjures qui ne vouloient pas leur tenir parole, ou qui chicanoient sur leurs serments; combien il a condamné de mauvais conseils qui avoient eu d'heureux succès je vous dirai seulement que cette auguste compagnie n'inspiroit rien que de grand au peuple romain, et donnoit en toutes rencontres une haute idée de ses conseils, persuadée qu'elle étoit que la réputation étoit le plus ferme appui des États.

On peut croire que, dans un peuple si sagement dirigé, les récompenses et les châtiments étoient ordonnés avec grande considération. Outre que le service et le zèle au bien de l'Etat étoient le moyen le plus sûr pour s'avancer dans les charges, les actions militaires avoient mille récompenses qui ne coûtoient rien au public, et qui étoient infiniment précieuses aux particuliers, parce qu'on y avoit attaché la gloire, si chère à ce peuple belliqueux. Une couronne d'or très-mince. et le plus souvent une couronne de feuille de chêne, ou de laurier, ou de quelque herbage plus vil encore, devenoit inestimable parmi les soldats, qui ne connoissoient point de plus belles marques que celles de la vertu, ni de plus noble distinction que celle qui venoit des actions glorieuses.

Le sénat, dont l'approbation tenoit lieu de récompense, savoit louer et blâmer quand il falloit. Incontinent après le combat, les consuls et les autres généraux donnoient publiquement aux soldats et aux officiers la louange ou le blâme qu'ils méritoient; mais eux-mêmes ils attendoient en suspens le jugement du sénat, qui jugeoit de la sagesse des conseils sans se laisser éblouir par le bonheur des événements. Les louanges étoient précieuses, parce qu'elles se donnoient avec connoissance le blâme piquoit au vif les cœurs généreux, et retenoit les plus foibles dans le devoir. Les châtiments qui suivoient les mauvaises actions tenoient les soldats en crainte, pendant que les récompenses et la gloire bien dispensée les élevoient au-dessus d'eux-mêmes.

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Qui peut mettre dans l'esprit des peuples la gloire, la patience dans les travaux, la grandeur de la nation, et l'amour de la patrie, peut se vanter d'avoir trouvé la constitution d'Etat la plus propre à produire de grands hommes. C'est sans doute les grands hommes qui font la force d'un empire. La nature ne manque pas de faire naître dans tous les pays des esprits et des courages élevés, mais il faut lui aider à les former. Ce qui les forme, ce qui les achève, ce sont des sentiments forts et de nobles impressions qui se répandent dans tous les esprits, et passent insensiblement de l'un à l'autre. Qu'est-ce qui rend notre noblesse si fière dans les combats, et si hardie dans les entreprises? c'est l'opinion reçue dès l'enfance, et établie par le sentiment unanime

de la nation, qu'un gentilhomme sans cœur se dégrade lui-même, et n'est plus digne de voir le jour. Tous les Romains étoient nourris dans ces sentiments, et le peuple disputoit avec la noblesse à qui agiroit le plus par ces vigoureuses maximes. Durant les bons temps de Rome, l'enfance même étoit exercée par les travaux : on n'y entendoit parler d'autre chose que de la grandeur du nom romain. Il falloit aller à la guerre quand la république l'ordonnoit, et là travailler sans cesse, camper hiver et été, obéir sans résistance, mourir ou vaincre. Les pères qui n'élevoient pas leurs enfants dans ces maximes, et comme il falloit pour les rendre capables de servir l'Etat, étoient appelés en justice par les magistrats, et jugés coupables d'un attentat envers le public. Quand on a commencé à prendre ce train, les grands hommes se font les uns les autres : et si Rome en a plus porté qu'aucune autre ville qui eût été avant elle, ce n'a point été par hasard; mais c'est que l'État romain, constitué de la manière que nous avons vu, étoit, pour ainsi parler, du tempérament qui devoit être le plus fécond en héros.

BOURDALOUE.

Louis Bourdaloue, né à Bourges le 20 août 1632, entra à l'âge de quinze ans dans la Société des Jésuites. Après avoir prêché pendant quelques années en province, il fut appelé à Paris par ses supérieurs en 1669. De nombreux témoignages contemporains font foi du succès prodigieux qu'il y obtint. Il fut dix ans de suite chargé de prêcher le Carême ou l'Avent devant Louis XIV et sa cour. « Il était d'une force à faire trembler les courtisans, dit Mme de Sévigné, « et s'exprimait avec la liberté d'un apôtre, disant des vérités à bride abattue 1. » Il mourut le 13 mai 1704.

Ses Sermons et ses OEuvres diverses ont été recueillis en 14 vol. in-8, Paris, 1707; et en 17 vol. in-8, Paris, 1822-26. La qualité dominante de l'éloquence de Bourdaloue, c'est la rigueur du raisonnement, l'inépuisable fécondité de la logique. Il est très-capable de convaincre, dit Fénelon; mais je ne connois guère de prédicateur qui persuade et qui

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1. Sévigné, 1674.

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touche moins.... il n'a rien d'ailleurs d'affectueux et de sensible. Ce sont des raisonnements qui demandent de la contention d'esprit. Cet effort de l'esprit, que Bourdaloue imposait à ses auditeurs, allait quelquefois jusqu'à un intérêt en quelque sorte dramatique. Il m'a souvent ôté la respiration, dit Mme de Sévigné, par l'extrême attention avec laquelle on est pendu à la force et à la justesse de ses discours; et je ne respirois que quand il lui plaisoit de les finir pour en recommencer un autre de la même beauté?. Son débit semblait conspirer avec la sévère impassibilité de sa composition. Son visage était immobile, ses yeux fermés, sa prononciation rapide, sa voix monotone, et ses inflexions toujours les mêmes. Tout dans ses discours était médité, écrit, appris; l'improvisation n'aurait pu trouver place entre les anneaux fortement serrés de cette chaîne.

FRAGMENT DU SERMON SUR L'AMBITION.

L'Ambition montre à celui qu'elle aveugle, pour termes de ses poursuites, un état florissant, où il n'aura plus rien à désirer, parce que ses vœux seront accomplis, où il goûtera le plaisir le plus doux pour lui, et dont il est le plus sensiblement touché: savoir, de dominer, d'ordonner, d'être l'arbitre des affaires et le dispensateur des grâces, de briller dans un ministère, dans une dignité éclatante; d'y recevoir l'encens du public et ses soumissions; de s'y faire craindre, honorer, respecter.

Tout cela, rassemblé dans un point de vue, lui trace l'idée la plus agréable, et peint à son imagination l'objet le plus conforme aux vœux de son cœur; mais dans le fond ce n'est qu'une idée, et voici ce qu'il y a de plus réel; c'est que, pour atteindre jusque-là, il y a une route à tenir, pleine d'épines et de difficultés : mais de quelles épines et de quelles difficultés ! C'est que, pour parvenir à cet état où l'ambition se figure tant d'agrémens, il faut prendre mille mesures toutes également gênantes, et toutes contraires à ses inclinations; qu'il faut se miner de réflexions et d'étude; rouler pensées sur pensées, desseins sur desseins, compter toutes ses paroles, composer toutes ses démarches; avoir une attention perpétuelle et sans relâche, soit sur soi-même, soit sur les autres. C'est que, pour contenter une seule passion, qui est de s'éle

1. Dialogues sur l'Éloquence. 2. Sévigné, 1686.

ver à cet état, il faut s'exposer à devenir la proie de toutes les passions; car y en a-t-il une en nous que l'ambition Le suscite contre nous?

Et n'est-ce pas elle qui, selon les différentes conjonctures et les divers sentimens dont elle est émue, tantôt nous aigrit des dépits les plus amers, tantôt nous envenime des plus mortelles inimitiés, tantôt nous enflamme des plus violentes colères, tantôt nous accable des plus profondes tristesses, tantôt nous dessèche des mélancolies les plus noires, tantôt nous dévore des plus cruelles jalousies; qui fait souffrir à une âme comme une espèce d'enfer, et qui la déchire par mille bourreaux intérieurs et domestiques? C'est que, pour se pousser à cet état, et pour se faire jour au travers de tous les obstacles qui en ferment les avenues, il faut entrer en guerre avec des compétiteurs qui y prétendent aussi bien que nous, qui nous éclairent dans nos intri gues, qui nous dérangent dans nos projets, qui nous arrêtent dans nos voies; qu'il faut opposer crédit à crédit, patron à patron, et pour cela s'assujettir aux plus ennuyeuses assiduités, essuyer mille rebuts, digérer mille dégoûts, se donner mille mouvemens, n'être plus à soi, et vivre dans le tumulte et la confusion. C'est que, dans l'attente de cet état, où l'on n'arrive pas tout d'un coup, il faut supporter des retardemens capables non-seulement d'exercer, mais d'épuiser toute la patience; que, durant de longues années, il faut languir dans l'incertitude du succès, toujours flottant entre l'espérance et la crainte, et souvent, après des délais presque infinis, ayant encore l'affreux déboire de voir toutes ses prétentions échouer, et ne remportant, pour récompense de tant de pas malheureusement perdus, que la rage dans le cœur et la honte devant les hommes.

Je dis plus c'est que cet état, si l'on est enfin assez heureux pour s'y ingérer, bien loin de mettre des bornes à l'ambition et d'en éteindre le feu, ne sert au contraire qu'à la piquer davantage et qu'à l'allumer; que d'un degré on tend bientôt à un autre, tellement qu'il n'y a rien où l'on ne se porte, ni rien où l'on se fixe; rien que l'on ne veuille avoir, ni rien dont on jouisse; que ce n'est qu'une perpétuelle succession de vues, de désirs, d'entreprises, et, par une suite nécessaire, qu'un perpétuel tourment. C'est que, pour troubler toute la douceur de cet état, il ne faut souvent que la moindre circonstance et le sujet le plus léger, qu'un esprit ambitieux grossit, et dont il se fait un monstre.

FRAGMENT D'UN SERMON SUR LA RÉSURRECTION
DE JÉSUS-CHRIST.

S'il y avoit parmi mes auditeurs quelqu'un de ces libertins' [qui ne 'croient pas à la résurrection des morts], voici ce que je lui dirois avec toute la sincérité et toute l'ardeur de mon zèle. Il faut, mon cher

1. C'est-à-dire qui les découvrent et les pénètrent.

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Frère, que le désordre soit bien grand dans vous, et que le vice y ait pénétré bien avant, pour vous réduire à ne plus croire une des vérités fondamentales de la religion. Il faut que votre cœur ait bien corrompu votre esprit, pour l'aveugler et le pervertir de la sorte. Car, dites-moi, je vous prie (si vous êtes encore capable de vous rendre à ce raisonnement), qui de nous deux est mieux fondé, vous qui ne croyez pas ce que l'on vous annonce touchant une autre vie que celle-ci et la résurrection des morts, et moi qui le crois d'une foi ferme et avec une entière soumission? Sur quoi vous appuyez-vous pour ne le pas croire, du moins pour en douter? Sur votre jugement, sur votre prudence, ou plutôt sur votre présomption. Vous ne croyez pas ces mystères, parce que vous ne les concevez pas, parce que vous voulez mesurer toutes choses par vos sens; parce que vous ne voulez déférer ni vous en rapporter qu'à vos yeux; parce que vous dites, comme cet apôtre incrédule, Nisi videro, non credam, Si je ne vois, je ne croirai rien : conduite pleine d'ignorance et d'erreur : voilà le fondement de votre incrédulité. Mais moi dans ma créance et dans la foi que j'ai embrassée et pour laquelle je serois prêt à verser mon sang, je me fonde sur le témoignage de Dieu même, sur les principes de sa providence et de sa sagesse, sur la vérité de mille prophéties, sur un nombre presque infini de miracles, sur l'autorité des plus grands hommes de tous les siècles, des hommes les plus sensés, les plus éclairés, les plus irréprochables et les plus saints. Je me trouve en possession d'une foi qui a opéré tant de merveilles dans l'univers, qui a triomphé de tant de rois et de tant de peuples, qui a détruit et aboli tant de superstitions, qui a produit et fait pratiquer tant de vertus, qui a eu tant de témoins, qui a été signée par le sang de tant de martyrs, qui s'est accrue par les persécutions mêmes, et contre laquelle toutes les puissances de l'enfer et de la terre n'ont pu jamais prévaloir et jamais ne prévaudront: telles sont les raisons qui m'y attachent. Or de ces raisons et des vôtres, jugez encore une fois quelles sont les plus solides, et les plus capables de déterminer un esprit droit et de le fixer.

Mais, me direz-vous, comment comprendre cette résurrection des morts? Il ne s'agit pas, mon cher auditeur, de la comprendre pour la croire; mais de la croire, quand même elle vous seroit absolument incompréhensible. Car que vous la compreniez ou que vous ne la compreniez pas, ce n'est pas ce qui la rend plus ou moins vraie, plus ou moins certaine, ni par conséquent plus ou moins croyable. Cependant j'ai bien lieu d'être surpris, mon cher Frère, que vous qui vous piquez d'une prétendue force d'esprit, vous formiez là-dessus tant de difficultés. Comme si cette résurrection n'étoit pas évidemment possible à Dieu, notre créateur: car, dit saint Augustin, il a pu créer de rien nos corps, ne pourra-t-il pas les former une seconde fois de leur propre matière; et qui l'empêchera de rétablir ce qui étoit déjà, puisqu'il a pu faire ce qui n'avoit jamais été ? Comme si cette résurrection n'étoit pas même aisée et facile à Dieu, puisqu'il est tout-puissant, et que rien ne résiste

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