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aval, que le fleuve estoit couvert de lances et de escus, et de chevaus et de gens qui se noioient et périssoient. Nous venismes à un poncel qui estoit parmi le ru, et je dis au connestable que nous demourissons pour garder ce poncel, << car si nous le lesson, ils ferront2 sus le Roy par deçà; et se nostre gent sont assaillis de deux pars, il pourront bien perdre; » et nous le feismes ainsinc....

JOINVILLE, LE COMTE DE SOISSONS ET PIERRE DE NEUVILLE DÉFENDENT LE PONT ET CONTIENNENT LES SARRASINS PENDANT QUE LE CONNÉTABLE VA CHERCHER DU SECOURS. LE CONNÉTABLE RAMÈNE AVEC LUI DU RENFORT. JOINVILLE REJOINT LE RO1. DÉFAITE DES SARRASINS.

Le soir, au solleil couchant, nous amena le connestable les arbalestriers le Roy pié, et s'arrangerent devant nous; et quant les Sarrazins nous virent mettre pié en estrier des arbalestriers 3, il s'enfuirent; et lors me dit le connestable : « Seneschal, c'est biens fait, << or vous en alez vers le Roy, si ne le lessiez huimez jusques à tant << que il iert descendu en son paveillon. >> Si tost comme je ving au Roy, monseigneur Jehan de Walery vint à li et li dit: << Sire, monsei<< gneur de Chasteillon vous prie que vous li donnez l'arriere garde; » et le Roy si fist moult volentiers, et puis si se mist au chemin. En dementieres que nous en venions, je li fis oster son hyaume et li baillé mon chapel de fer pour avoir le vent. Et lors vint frere Henry de Romay à li, qui avoit passé la rivière, et li besa la main toute armée, et il li demanda se il savoit nulles nouvelles du conte d'Artois son frere, et il li dit que il en savoit bien nouvelles, car estoit certein que son frere le conte d'Artois estoit en paradis : « Hé, sire, vous en ayés bon a reconfort, car si grant honneur n'avint oncques au Roy de France << comme il vous est avenu, car pour combattre à vos ennemis avez passé une riviere à nou, et les avez desconfiz et chaciez du champ, «<et gaingnés leur engins et leurs heberges, là où vous gerrés << encore ennuit 10. » Et le Roy respondi que Dieu en feust aouré 11 de ce que il li donnoit et lors li cheoient les lermes des yex moult grosses.

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Quant nous venimes à la heberge, nous trouvames que les Sarrazins à pié tenoient une tente que il avoient estendue, d'une part, et nostre menue gent d'autre. Nous leur courusmes sus le mestre du Temple et moy et ils s'enfuirent, et la tente demoura à nostre gent

En celle bataille ot moult de gens de grand bobant 12, qui s'en vin◄ drent moult honteusement fuiant parmi le poncel dont je vous ai avant

1. Le connétable Imbert de Beaujeu. 2. Frapperont.

6. Respirer. - 7. Consolation.

3. Mettre pied à terre en l'ombre des arbalétriers. (Ducange).
4. Aujourd'hui. - 5. Sera.
8. Logements. 9. Coucherez.
12. De grand air.

10. Cette nuit. 11. Adoré

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parlé, et s'enfuirent effréément; ne oncques n'en peumes nul arester delez nous, dont je en nommeroie bien, desquiez je ne foufferrai ', car mort sont. (Histoire de saint Louis, 120 et suiv.)

MALADIE ET MORT DE SAINT LOUIS.

Après ce que il fu arrivé à Thunes, devant Carthage, une maladie le prist du flux du ventre, dont il acoucha au lit, et senti bien que il devoit par tens trespasser de cest siecle 3 à l'autre. Lors apela monseigneur Phelippe son filz, et li commanda à garder aussi comme par testament touz les enseignemens que il li lessa, lesquiex enseignemens le Roy escript de sa sainte main, si comme l'en dit.

Quant le bon Roy ot enseignié son fils monseigneur Phelippe, l'enfermeté que il avoit commença à croistre forment, et demanda les sacremens de Sainte Esglise, et les ot en sainne pensee, et en droit entendement, ainsi comme il apparut; car quant l'en l'enhuilioit et en disoit les sept pseaumes, il disoit les vers 5 d'une part. Et oy conter monseigneur le conte d'Alençon son filz, que quant il aprochoit de la mort, il appela les Sains pour li aidier et secourre, et meismement monseigneur saint Jaque, en disant s'oroison qui commence : Esto Domine, c'est-à-dire Dieu soit saintefieur et garde de nostre peuple. Monseigneur saint Denis de France appela lors en s'aide, en disant s'oroison, qui vaut autant à dire : « Sire Dieu, donne nous que nous << puissions despire l'aspreté de ce monde, si que nous ne doutiens ' « nulle adversité. » Et oy dire lors à monseigneur d'Alençon, que son père reclamoit sainte Genevieve. Après se fist le saint Roy coucher en un lit couvert de cendre, et mist ses mains sur sa poitrine, et en regardant vers le ciel rendi à nostre Créateur son esperit, en celle hore meismes que le Filz Dieu morut en la croiz.

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Precieuse chose et digne est de plorer le trespassement de ce saint prince, qui si saintement et loialement garda son royaume, et qui tant de beles aumosnes y fist, et qui tant de biaus establissemens y mist. Et ainsi comme l'escrivain qui a fait son livre, qui l'enlumine d'or et d'azur, enlumina ledit Roy son royaume de belles abbaïes que il y fist, des Mansions-Dieu 10, des Preescheurs, des Cordeliers, et des autres religions qui sont ci-devant nommées.

Lendemain de feste saint Berthelemi l'apostre, trespassa de cest siecle bon Roy Loys, en l'an de l'incarnacion Nostre-Seigneur l'an de grace mil cc et LXX, et furent ses os gardés en un escrin et enfouis à Saint-Denis en France, là où il avoit esleue sa sepulture, ouquel lieu il fu enterré, là où Dieu a fait maint biau miracle pour li par ses désertes 11. (Histoire de saint Louis, 386 et suiv.)

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FROISSART.

Jean Froissart, né à Valenciennes en 1333, fils d'un peintre d'armoiries, fut secrétaire de la reine Philippe de Hainaut, femme d'Édouard III, clerc de Vinceslas duc de Brabant, et de Gaston Phoebus comte de Foix, curé de Lessine, chanoine et trésorier de la collégiale de Chimay. Il passa sa vie dans les cours et dans les voyages, composant sur les grands chemins la Chronique qui a illustré son nom. Elle se divise en quatre livres et s'étend de 1322 à 1400.

On la trouve dans la Collection des Chroniques nationales de Buchon, où elle forme 15 volumes in-8°, 1824. Elle a été réimprimée dans le Panthéon littéraire, 3 vol. grand in-8°, 1836.

Froissart a aussi composé des poésies : le Dit du Florin, le Débat du cheval et du lévrier, le Joli buisson de jeunesse, le Roman de Méliador; elles ont été publiées par Buchon 1 vol. in-8° 1829 1.

La Chronique de messire Jehan Froissart est un vaste tableau d'histoire plein de mouvement, brillant de couleurs, splendide de costumes: batailles, fêtes, tournois, siéges de villes, prises de châteaux, grandes chevauchées, escarmouches hardies, nobles faits et maniements d'armes, entrées des princes, assemblées solennelles, bals et habillements de cour, toute la vie militaire et féodale du quatorzième siècle s'y presse, s'y accumule dans une magnifique profusion.

Né actif, remuant, avide de plaisir, Froissart a besoin d'agitation et de spectacle; l'histoire lui plaît à ce titre : c'est un moyen d'exister davantage en multipliant ses impressions. Toute sa vie, comme sa chronique, n'est qu'une longue chevauchée. Il improvise ses récits en courant, il saisit les événements à mesure qu'ils se font, et semble ne s'arrêter

1. Voyez, pour l'appréciation de ces ouvrages, l'Histoire de la Littérature française, page 203.

d'écrire qu'afin de leur donner le temps de naître. Il ne faut pas lui demander la critique sévère, l'examen consciencieux des témoignages; illes accueille à mesure qu'ils se présentent, il les enregistre avec une avide curiosité. Impartial, quoi qu'on en ait dit, il reproduit fidèlement les récits de ses hôtes; il n'y met du sien que la chaleur et la vie. Influencé à son insu par ceux qui l'environnaient, il a pu transmettre des inexactitudes, mais non les créer; c'est un miroir fidèle qui reproduit quelquefois des personnages déguisés.

Son style présente les caractères de l'improvisation ne lui demandez pas cette précision sévère, ces expressions en relief qui simplifient l'histoire et l'agrandissent. Froissart est diffus, prodigue de mots et de détails. Les objets se présentent en foule et tous à la fois sous sa plume; il les accueille avec complaisance, les place tous au premier plan, et détruit ainsi la perspective: il ne sait ni résumer ni abstraire. Par compensation, jamais peut-être narrateur n'eut une imagination plus heureuse et plus vive: il voit tout en images, il donne à tout une forme dramatique. Cette qualité est le revers brillant du défaut que nous lui reprochions tout à l'heure. Froissart peint toute chose, par impuissance de rien généraliser: il décrit la circonférence de l'histoire parce qu'il ne peut pénétrer jusqu'au cœur. Sa prolixité n'est aussi que l'excès et en quelque sorte l'ivresse d'une qualité. La prose française, débarrassée enfin de ses entraves, heureuse de pouvoir tout exprimer, s'amuse à tout dire, comme pour avoir le plaisir de s'entendre. On croit ouïr le naïf et charmant verbiage d'une fraîche voix d'enfant.

COMMENT LA VILLE DE CALAIS FUT RENDUE
AU ROI D'ANGLETERRE. (1347.)

Apres le departement du Roy de France et de son ost1, du mont de Sangates, ceux de Calais veirent bien que leur secours estoit failli : dont ils estoyent en si grand douleur et destresse, que le plus fort ne se pouvoit à peine soustenir. Lors ils prierent tant Monseigneur Jehan de Vienne, leur capitaine, qu'il monta aux creneaux des murs de la ville, et fit signe à ceux de dehors, qu'il vouloit parler à eux. Quand

1. Armée.

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le Roy d'Angleterre ouit ces nouvelles, il y envoya Monseigneur Gautier de Manny, et messire Basset. Quand ils furent là Monseigneur Jehan de Vienne leur dit : « Chers Seigneurs, vous estes moult vaillans chevaliers en fait-d'armes et savez que le Roy de France (que nous tenons à Seigneur) nous a ceans envoyés et commanda que nous gardissions ceste ville et chastel, si que blasme n'en eussions et lui nul dommage. Nous en avons fait nostre pouvoir. Or est nostre secours failli, et nous si estrains, que nous n'avons de quoy vivre; si nous conviendra tous mourir, ou enrager de famine, si le gentil Roy, vostre Seigneur, n'a merci de nous. Laquelle chose luy veuillez prier en pitié : et qu'il nous veuille laisser aller, tout ainsi que nous sommes : et veuille prendre la ville et le chastel, et tout l'avoir, qui est dedans; si en trouvera assez, » A ce respondit Messire Gautier de Manny, et dit : <«<Jehan, nous savons partie de l'intention Monseigneur le Roy; car il nous l'a dit. Sachez que ce n'est mie son entente, que vous en puissiez aller ainsi ains est son intention que vous mettez tous à sa pure volonté, ou pour rançonner ceux qu'il luy plaira, ou pour faire mourir. Car ceux de Calais lui ont tant fait de contrariétés et de dépits, que le sien ont fait despendre 1, et si grand foison de ses gens mourir, que c'est un nombre.» Monseigneur Jehan de Vienne dit : «< Ce seroit trop dure chose pour nous. Nous sommes ceans un petit de chevaliers et escuyers, qui loyaument avons servi le Roy de France, nostre Souverain Sire (si comme vous feriez le vostre en pareil ou semblable cas), et avons enduré maint mal et mésaise. Mais ainçois souffririons encores tant de peine, qu'oncques gens-d'armes ne souffrirent la pareille, que nous consentissions que le plus petit garçon de la ville eust autre mal que le plus grand de nous. Mais nous vous prions que, par vostre humilité, veuillez aller devers le Roy d'Angleterre, et luy prier qu'il ait pitié de nous; si luy ferez courtoisie. Car nous esperons en luy tant de gentillesse 3, qu'à la grâce de Dieu son propos se changera. » Monseigneur Gautier et Monseigneur Basset retournerent devers le Roy, et luy recorderent ce que dit est. Et le Roy dit qu'il n'avoit volonté de faire autrement, fors qu'ils se rendissent simplement à son vouloir. Messire Gautier dit : « Monseigneur, vous pourrez bien avoir tort, car vous nous donnez très mauvais exemple. Si vous nous envoyiez en aucune de vos forteresses, nous n'irions mie si volontiers, si vous faisiez ces gens mettre à mort; car ainsi feroit-on de nous par semblable cas. >> Ces paroles aiderent à soustenir plusieurs Barons, qui là estoyent. Si dit le Roy d'Angleterre : «Seigneurs, je ne veuil mie estre tout seul contre vous tous. Sire Gautier, vous direz au Capitaine de Calais, que la plus grand grâce, qu'il pourra trouver en moy, c'est qu'ils se partent de la ville six des plus notables Bourgeois, les chefs tous nuds, et tous déchaussés, les hars' au col, et les clefs de la ville et du chastel en leurs

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