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incontinent après de nombre d'autres, qui tournérent en fuite ceux qui la gardoient, et les obligérent à l'abandonner.

Les chevaliers qui estoient dans les palandries ayans veu que leurs compagnons avoient gagné la tour, sautérent à l'instant sur le rivage, et ayans planté leurs eschelles au pied du mur, montérent contremont à vive force, et conquirent encore quatre autres tours. Les autres animez de leur exemple commencérent de leurs navires, palandries et galéres, à redoubler l'attaque à qui mieux mieux, enfoncérent trois des portes de la ville, entrérent dedans, et ayant tiré leurs chevaux hors des palandries, montérent dessus et allérent à toute bride au lieu ou l'empereur Murtzuphle estoit campé. Il avoit rangé ses gens en bataille devant ses tentes et pavillons; lesquels comme ils virent les chevaliers montés sur leurs chevaux de combat venir droit à eux, se mirent en fuite, et l'Empereur mesme s'en alla courant dans les rües au chasteau ou palais de Bucoléon. Lors vous eussiez veu abattre Grecs de tous costez, les nostres gagner chevaux, palefrois, mulets, et autre butin; et tant de morts et de blessez qu'ils ne se pouvoient nombrer. La plus part des principaux seigneurs grecs se retirérent vers la porte de Blaquerne. Comme le soir approchoit desja, et que nos gens estoient las et fatiguez du combat et du carnage, ils sonnérent la retraite, se rallians en une grande place, qui estoit dans l'enceinte de Constantinople, puis avisérent de se loger cette nuit près des murailles et des tours qu'ils avoient gagnées, n'estimans point que d'un mois entier ils pûssent conquérir le reste de la ville, tant il y avoit d'églises fortes et de palais, et autres lieux où l'on pouvoit se défendre, outre le grand nombre de peuple qu'il y avoit dans la ville. (Ducange.)

JOINVILLE.

Jean, sire de Joinville 1, né vers l'an 1223, mourut vers 1317. Il fut sénéchal de Champagne, et attaché en cette qualité à la personne du comte Thibaut; puis il devint le serviteur et l'ami de saint Louis, qu'il accompagna dans sa première croisade, et dont il a écrit la vie.

1. Joinville est aujourd'hui un chef-lieu de canton du département de la Haute-Marne. On voit encore, sur la colline qui domine la ville, les ruines de ce bel castel de Joinville, que le sénéchal avait si fort

au cour.

Voir, pour l'appréciation des Mémoires du sire de Joinville, l'Histoire de la Littérature française, page 199.

Édition de Ducange, in-folio, 1668. Édition plus complète de Mellot, 1761; reproduite dans la Collection des mémoires sur l'histoire de France par Petitot, et dans la Collection des Chroniques nationales françaises de Buchon; réimprimée dans le Panthéon littéraire.

Quand on passe de Villehardouin à Joinville, on s'aperçoit qu'on a franchi près d'un siècle. Le moyen âge a déposé sa roideur et son austérité. Plus libre et plus épanoui dans son style, Joinville l'est également davantage dans sa pensée. Il réfléchit, il commente, il compare, il moralise. Souvent même, il ne recule pas devant une digression, quand elle lui paraît opportune; il introduit dans son récit ce que nous appellerions un peu ambitieusement des recherches. Il examine l'état de l'Orient à l'époque de la croisade d'Égypte, les princes qui y régnaient; il nous entretient de l'origine des Assassins, de l'origine des Tartares; il nous parle des sources du Nil et des phénomènes de l'inondation. Ce qu'il n'a pu voir de ses yeux, il le recueille volontiers de la bouche de ses compagnons d'armes; il va ramassant avec curiosité sur sa route les récits, les anecdotes, les merveilles des voyageurs en cela la manière de Joinville s'achemine déjà vers celle de Froissart.

Mais ce qui n'appartient qu'à lui et ce qui fait de son livre une œuvre inimitable, c'est le caractère aimable de l'auteur qui s'y révèle à chaque instant, c'est un mélange gracieux d'enjouement et de sensibilité, assaisonné par un grain de la fine naïveté champenoise.

Saint Louis est l'âme de cette composition, comme de cette époque historique : il forme l'unité de cette œuvre comme celle de la France. L'ouvrage de Joinville reproduit dans sa marche, dans son intérêt, l'image de ce qui se passait alors dans la nation. Tout se groupe autour d'un seul nomme, les détails se subordonnent et s'organisent relativement à un centre. Villehardouin avait merveilleusement peint l'indépendance féodale; Joinville, même par la forme biographique qu'il a choisie, exprime déjà l'importance croissante de la royauté.

ENTRETIEN DE SAINT LOUIS ET DE JOINVILLE.

Il m'apela une foiz et me dist : « Je n'ose parler à vous pour le soutil sens dont vous estes, de chose qui touche à Dieu; et pour ce ai-je apelé ces frères qui ci sont, que je vous veil faire une demande. » La demande fu tele : « Seneschal, fist-il, quel chose est Dieu? » et je li diz: « Sire, ce est si bonne chose que meilleur ne peut estre. Vraiment, fist-il, c'est bien respondu; que ceste response que vous avez faite, est escripte en cest livre que je tieng en ma main. Or, vous demande je, fist, lequel vous ameries miex, ou que vous fussiés mesiaus1 ou que vous eussiés fait un pechié mortel?» Et je qui onque ne li menti, li respondi que je en ameraie miex avoir fait trente, que estre mesiaus. Et quant les freres s'en furent partis, il m'apela tout seul et me fist seoir à ses piez, et me dit: «< Comment me deistes vous hier ce?» Et je li diz que encore li disoie je, et il me dit : « Vous deistes comme hastis musarz2; car nulle si laide mezelerie3 n'est comme d'estre en pechié mortel, pour ce que l'âme qui est en pechié mortel est semblable au dyable; parquoy nulle si laide mezelerie ne peut estre. Et bien est voir 4 que quant l'omme meurt, il est gueri de la mezelerie du cors; mais quant l'omme qui a fait le pechié mortel meurt, il ne sceit pas, ne n'est certains que il ait eu tele repentance que Dieu li ait pardonné; parquoy grant poour doit avoir que celle mezelerie li dure tant comme Diez yert en paradis. Ci vous pri, fistil, tant comme je puis, que vous metés votre cuer à ce pour l'amour de Dieu et de moi, que vous amissiez miex que tout meschief® avenit au cors, de mezelerie et de toute maladie, que ce que le pechié venist à l'âme de vous, » (Histoire de saint Louis, 16.)

DÉPART DES CROISÉS.

(Août 1248.)

Au mois d'acût entrames en nos nez' à la Roche de Marseille; à celle journée que nous entrames en nos nez, fist l'en ouvrir la porte de la nef, et mist l'en tous nos chevaus ens, que nous devions mener outremer; et puis reclost l'en la porte et la boucha l'en bien, aussi comme l'en naye un tonnels, pource que quant la nef est en la mer, toute la porte est en l'yaue. Quant les chevaus furent ens, notre mestre notonnier escria à ses notonniers qui estoient au bec de la nef et leur dit : «Est arée votre besoigne? Sire, vieingnent avant les clers et les

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- 3. Lèpre.

1. Lépreux. 2. Vous parlâtes en étourdi et en fou. 4. Vrai. 5. Sera, erit. 6. Dommage, malheur. 7. Nefs, vaisseaux. 8. Comme on bouche la bonde d'un tonneau qu'on met à l'eau. (Ducange.) 9. Prête.

proveres. » Maintenant que ils furent venus, il leur escria : ««< Chantez de par Dieu; » et ils s'escrièrent tous à une voix : Veni Creator spiritus. Et il escria à ses notonniers : «Faites voille de par Dieu; » et il si firent. Et en brief tens le vent se feri ou voille et nous ot tolu la veue de la terre, que nous ne veismes que le ciel et yeaue; et chascun jour nous esloigna le vent des païs où nous avions esté nez. Et ces choses Vous monstré je que celi est bien fol hardi, qui se ose mettre en tel péril, à tout autrui chatel ou en pechié mortel; car l'en se dort le soir là où en ne scet se l'on se trouvera ou fons de la mer. (Hist. de saint Louis, 70).

BATAILLE DE MANSOURAH.

(Le mardi gras, 8 février 1250.)

LES FRANÇAIS PASSENT LE FLEUVE A GUÉ. MORT DU COMTE D'ARTOIS. Aussi comme l'aube du jour aparait nous nous atirames de touz poins; et quant nous feusmes atirés, nous en alames au flum, et furent nos chevaus à nou3. Quant nous feusmes alés jusques en mi le flum, si trouvames terre, là où nos chevaus pristrent pié; et sur la rive du flum trouvames bien trois cens Sarrazins touz montés sur leur chevaus. Lorr diz-je à ma gent: « Seigneurs, ne regardez qu'à main senestre; pour ce que chascun y tire, les rives sont moillées, et les chevaus leur chéent 6 sur les cors et les noient. » Et il estoit bien voir' que il y en ot de noiés au passer, et entre les autres fut noié monseigneur Jehan d'Orliens, qui portoit banière à la voivre. Nous acordames en tel manière que nous tournames en contremont l'yeaue et trouvames la voie essuyée, et passames en tel manière, la merci Dieu, que oncques nul de nous n'y chei; et maintenant que nous feusmes passez, les Turs s'enfouirent.

L'on avoit ordenné que le Temple 10 feroit l'avant-garde, et le conte d'Artois auroit la seconde bataille 11 après le Temple. Or avint ainsi que sitost comme le conte d'Artois ot passé le flum, il et toute sa gent ferirent 12 aus Turs qui s'enfuioient devant eulz. Le Temple li manda que il leur fesoit grant vileinnie 13, quant il devoit aler après eulz et il aloit devant; et li prioient qui il les lessast aler devant, aussi comme il avoit été acordé " par le Roy. Or avint ainsi que le conte d'Artois ne leur osa respondre, pour 15. monseigneur Fourcaut du Merle qui le tenoit par le frain; et ce Fourcaut du Merle qui moult estoit bon chevalier, n'oioit chose que les Templiers deissent au conte,

1. Les prêtres.

7. Vrai.

2. Avec le bien d'autrui.

3. Préparâmes. 4. Fleuve. 5. A la nage. 6. Tombent. 8. Voïvre ou Guivre, terme de blason: couleuvre. Dieu. 10. Les templiers.- 11. Corps d'armée. 12. Frappèrent, chargèrent.-13. Affront.-14. Réglé.-15. Acause de.

9. Grâce

pour ce qu'il estoit seurs', et escrioit : «< Or à eulz, or à eulz. » Quant les Templiers virent ce, ils se penserent que ils seroient honniz 2 se ils lessoient le conte d'Artois aler devant eulz; si ferirent des esperons qui plus plus et qui miex miex, et chasserent les Turs qui s'enfuioient devant eulz tout parmi la ville de la Massoure jusques aus chans par devers Babiloine. Quant ils cuiderent 3 retourner arières, les Turs leur lancerent trefs et merriers' parmi les rues qui estoient estroites. Là fu mort le conte d'Artois, le sire de Couci que l'en apeloit Raoul, et tant des autres chevaliers que il furent esmé à trois cens. Le Temple, ainsi comme l'en me dit, y perdit quatre-vingt homes armés et touz à cheval.....

JOINVILLE BLOQUÉ PAR LES SARRASINS ET BLESSÉ VIENT D'ÊTRE DÉLIVRÉ PAR LE COMTE D'ANJOU; LE ROI ARRIVE SUR CE POINT DU CHAMP DE BATAILLE.

8

... Là où je estoie à pié et mes chevaliers, aussi blecié comme il est devant dit, vint le Roy à toute sa bataille à grand noyse et à grant bruit de trompes et nacaires, et se aresta sur un chemin levé mès oncques si bel armé ne vi, car il paroit desur toute sa gent dès les espaules en amon, un heaume doré en son chief, une espée d'Alemaingne en sa main. Quant il fu là aresté, ses bons chevaliers que il avoit en sa bataille, que je vous ai avant nommez, se lancerent entre les Turs, et plusieurs des vaillans chevaliers qui estoient en la bataille le Roy 10. Et sachiés que ce fu un très biau fait d'armes ; car nuls ni traioit 11 ne d'arc ne d'arbalestre, ainçois 12 estoit le fereis 13 de maces et d'espées des Turs et de nostre gent, qui tous estoient mellez. Un mien escuier qui s'en estoit fui à tout ma baniere et estoit revenu à moy, me bailla un mien roncin 14 sur quoy je monté, et me traïs vers le Roy tout coste à coste.....

LE ROI S'EST PORTÉ VERS MANSOURAH, POUR SECOURIR Le Comte d`ARTOIS, SON FRÈRE; LES TURCS LE REPOUSSENT VERS LE FLEUVE.

...

Tandis que nous revenions aval par dessus le flum, entre le ru 1 et le flum, nous veimes que le Roy estoit venu sur le flum, et que les Turs en amenoient les autres batailles le Roy, ferant et batant de maces et d'espées, et firent flatir 16 toutes les autres batailles avec les batailles le Roy sur le flum. Là fut la desconfiture si grant, que pluseurs de nos gens recuiderent passer à nou par devers le duc de Bourgoingne, ce que il ne porent faire; car les chevaus estoient lassez et le jour estoit eschaufé; si que nous voiens, en dementieres que " nous venions

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2. Déshonorés.

3. Pensèrent.

1. Sourd.
4. Des traits et des pièces de bois. 5. Estimés. 6. Cris.
7. Timbales. 8. Plus. 9. Homme d'armes.

11. Tirait.

15. Ruisseau.

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10. Du Roi.

12. Mais. 13. Choc. 14. Roussin, chevar.
16. Reculer.

17. Pendant que.

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