Page images
PDF
EPUB

Une fois envers toi manquer d'obéissance.
Ce n'est point ma douleur que par là je fais voir,
C'est la grâce qui parle, et non le désespoir.
Le faut-il dire encor, Félix? je suis chrétienne,
Affermis par ma mort ta fortune et la mienne;
Le coup à l'un et l'autre en sera précieux,
Puisqu'il t'assure en terre en m'élevant aux cieux.

RACINE.

Jean Racine, né en 1639 à la Ferté-Milon, fit ses études chez les solitaires de Port-Royal (Lancelot, Lemaistre de Sacy), où il apprit à connaître et à goûter la littérature grecque. Destiné tour à tour par sa famille à l'administration et à l'Eglise, il ne put résister à sa passion pour la poésie ; et son ami Molière lui ouvrit l'accès du théâtre. Ses débuts furent les Frères ennemis (1664) et Alexandre (1665). Puis le génie du poëte se révéla dans une suite de chefs-d'œuvre, Andromaque (1667), Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie en Aulide (1674) et Phèdre (1677) que fit tomber une cabale de cour.

Cet échec immérité, joint au pieux souvenir des sentiments chrétiens de son enfance, détermina Racine à quitter le théâtre. Il se maria, se livra à l'éducation de ses enfants, fut fait avec Boileau historiographe du roi, et tâcha de prendre au sérieux cette charge impossible. Enfin, après douze ans de silence, le poëte déploya de nouveau son génie, et le montra au moins égal à son passé dans une sphère différente. Mme de Maintenon pria Racine de composer pour les demoiselles de Saint-Cyr « quelque espèce de poëme moral ou historique, dont l'amour fût entièrement banni. » Cette demande a valu à la littérature française la délicieuse élégie tragique d'Esther (1689). Le succès éclatant de cette pièce inspira au poëte un autre chef-d'œuvre puisé à la même source, Athalie (1691); mais le succès ne fut pas le même.

Boileau seul protesta contre l'indifférence et le dédain du public. « C'est votre plus bel ouvrage, disait-il à Racine. L'opinion générale ne revint de son erreur qu'après la mort du poëte. L'extrême sensibilité qui avait fait son génie fit aussi son malheur : Racine mourut de douleur d'avoir déplu à Louis XIV (21 avril 1699).

Un procès que Racine avait perdu lui inspira, en 1668, une poétique vengeance: il se moqua des juges et des avocats, dans son amusante comédie des Plaideurs, imitée des Guêpes d'Aristophane ce fut sa seule infidélité à la muse tragique. En prose, Racine avait écrit une Histoire du règne de Louis XIV: elle a péri dans un incendie; on n'en a conservé qu'un fragment. On a encore de lui: l'Abrégé de l'histoire de Port-Royal (1693); des Discours académiques, dont l'un renferme l'Éloge de Pierre Corneille, enfin des Lettres, qui font connaître d'une manière intime la vie privée de l'auteur et les sentiments réels qui l'animaient.

Éditions innombrables: l'une des plus estimées est celle d'Aimé Martin, 6 vol. in-8°, 1820.

Chez Racine, le ressort dramatique n'est plus l'admiration, mais l'attendrissement. Le poëte nous élève moins; il nous replie sur nous-même. L'art gagne en vérité ce qu'il perd en hauteur. N'attendez même pas les commotions violentes du pathétique. Les artistes anciens les dédaignaient dans l'intérêt de la beauté : Racine les évitera au nom des convenances. Ses effets seront mesurés à la délicatesse d'une cour sensible aux nuances les plus légères. Malgré les différences qui le distinguent de son prédécesseur, il y a entre eux une ressemblance que leur imposait leur époque. Tous deux sont spiritualistes au plus haut degré; tous deux cherchent exclusivement dans la nature morale la source de leur puissance. Ils dédaignent ou ignorent le spectacle extérieur, le mouvement matériel de la scène, les couleurs toutes faites de l'histoire. De là ce petit nombre de personnages, toujours restreint aux indispensables besoins de l'intrigue; de là cette marche rapide et non interrompue d'un seul et unique fait; de là enfin ces grands portiques déserts où se rencon

trent les interlocuteurs, endroits vagues, sans caractère et sans nom, où s'agite une action idéale dépouillée avec soin de tout épisode vulgaire; en sorte qu'on peut dire qu'il y a moins unité de temps et de lieu, que nullité de temps et de lieu. L'action morale, spirituelle, semble vivre en elle-même, comme la pensée, et n'occuper ni durée ni espace.

Quoique Racine dans ses conceptions soit moins sublime que Corneille, quoiqu'il réduise ses personnages à des proportions plus humaines et plus naturelles, il faut bien se garder de croire qu'il n'ait pas aussi son idéal. Ses caractères sont ennoblis, non par leur perfection morale, mais par le libre développement de leur nature: ils atteignent par là un plus haut degré d'être, c'est-à-dire de beauté. Dans cette sphère merveilleuse, peuplée de rois et de héros, l'air est moins lourd sur ces nobles fronts; les nécessités vulgaires de la vie n'oppressent plus les poitrines; les cœurs se dilatent sans autre obstacle que le choc des passions rivales, ou les limites infranchissables de la condition humaine. Les passions de la cour deviennent les passions de l'humanité, et l'œuvre de Racine restera impérissable comme elles.

L'action n'est pas moins poétiquement transfigurée. Quelle habile gradation d'intérêt ! quelle heureuse combinaison de péripéties! comme tout est savamment préparé, motivé, justifié! Pas une lacune dans le tissu des incidents, pas une invraisemblance. Le spectateur est entraîné sans repos, sans relâche, depuis l'exposition jusqu'au dénoûment. Le poëte est comme la providence de ce petit monde dramatique : il a prévu et arrêté les événements, et n'en laisse pas moins aux personnages qu'il a créés toute leur liberté morale.

Mais c'est surtout par le style que Racine enveloppe ses héros d'une magnificence idéale. Ici, on est tenté de s'en tenir à l'opinion de Voltaire, qui voulait que pour toute critique on écrivit au bas de chaque page: «Beau! sublime! harmonieux!»

BRITANNICUS.

Le sujet de cette pièce est emprunté au XIII livre des Annales de Tacite. Le poëte peint Néron à son début dans le crime, encore hésitant entre le bien et le mal, entre Burrhus et Narcisse. Agrippine, sa mère, affamée de pouvoir, a formé le dessein de marier Junie à Britannicus, fils de l'empereur Claude, et frère adoptif de Néron, afin de se concilier l'affection de ce jeune prince et de s'en faire au besoin un appui contre Néron lui-même. Néron, pour déjouer ce plan, fait enlever Junie et en devient amoureux en la voyant. Il ordonne à Britannicus de renoncer à son amour : sur son refus, il le fait arrêter et projette sa mort. L'intervention d'Agrippine semble désarmer la colère de l'empereur, mais y ajoute en réalité un nouveau degré de haine hypocrite. Burrhus, son gouverneur, le ramène pour un moment à des sentiments meilleurs, mais l'affranchi Narcisse le décide à consommer le crime. Britannicus est invité à un repas, pendant lequel il est empoisonné. Cette tragédie qui, au jugement de la Harpe, « réunit l'art de Tacite à l'art de Virgile, la profondeur de la pensée à la pureté du style, est aux yeux de Voltaire « la pièce des connaisseurs. »

[merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small]

Au nom de l'empereur j'allois vous in ormer
D'un ordre, qui d'abord a pu vous alarmer,
Mais qui n'est que l'effet d'une sage conduite,
Dont César a voulu que vous soyez instruite.

AGRIPPINE.

Puisqu'il le veut, entrons; il m'en instruira mieux.

BURRHUS.

César pour quelque temps s'est soustrait à nos yeux.
Déjà par une porte au public moins connue

L'un et l'autre consul vous avoient prévenue,
Madame. Mais souffrez que je retourne exprès....

AGRIPPINE.

Non, je ne trouble point ses augustes secrets

Cependant voulez-vous qu'avec moins de contrainte
L'un et l'autre une fois nous nous parlions sans feinte?

BURRHUS.

Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d'horreur.

AGRIPPINE.

Prétendez-vous longtemps me cacher l'empereur ?
Ne le verrai-je plus qu'à titre d'importune?
Ai-je donc élevé si haut votre fortune

Pour mettre une barrière entre mon fils et moi?
Ne l'osez-vous laisser un moment sur sa foi?
Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
A qui m'effacera plus tôt de sa mémoire?
Vous l'ai-je confié pour en faire un ingrat?
Pour être, sous son nom, les maîtres de l'Etat?
Certes, plus je médite, et moins je me figure
Que vous m'osiez compter pour votre créature,
Vous dont j'ai pu laisser vieillir l'ambition
Dans les honneurs obscurs de quelque légion,
Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,
Moi, fille, femme, sœur, et mère de vos maîtres1!
Que prétendez-vous donc? Pensez-vous que ma voix
Ait fait un empereur pour m'en imposer trois?
Néron n'est plus enfant n'est-il pas temps qu'il règne?
Jusqu'à quand voulez-vous que l'empereur vous craigne?
Ne sauroit-il rien voir qu'il n'emprunte vos yeux?
Pour se conduire, enfin, n'a-t-il pas ses aïeux?
Qu'il choisisse, s'il veut, d'Auguste ou de Tibère;
Qu'il imite, s'il peut, Germanicus mon père.
Parmi tant de héros je n'ose me placer;
Mais il est des vertus que je lui puis tracer :
Je puis l'instruire au moins combien sa confidence
Entre un sujet et lui doit laisser de distance.

BURRHUS.

Je ne m'étois chargé dans cette occasion
Que d'excuser César d'une seule action;
Mais puisque, sans vouloir que je le justifie,
Vous me rendez garant du reste de sa vie,
Je répondrai, madame, avec la liberté
D'un soldat qui sait mal farder la vérité.
Vous m'avez de César confié la jeunesse,

Je l'avoue; et je dois m'en souvenir sans cesse.
Mais vous avois-je fait serment de le trahir,

1. Arrière-petite-fille d'Auguste, femme de Claude, sœur de Caligula et mère de Néron.

!

« PreviousContinue »