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voulez qu'on vole toujours si mal ici, on volera mieux dans la lune; ses habitants seront plus propres que nous à ce métier, car il n'importe que nous allions là, ou qu'ils viennent ici; et nous serons comme les Américains, qui ne se figuraient pas qu'on pût naviguer, quoiqu'à l'autre bout du monde on naviguât fort bien. Les gens de la lune seraient donc déjà venus? reprit-elle presque en colère. Les Européens n'ont été en Amérique qu'au bout de six mille ans, répliquai-je en éclatant de rire ; il leur fallut ce temps-là pour perfectionner la navigation jusqu'au point de pouvoir traverser l'Océan. Les gens de la lune savent peut-être déjà faire de petits voyages dans l'air. A l'heure qu'il est, ils s'exercent: quand ils seront plus habiles et plus expérimentés, nous les verrons, et Dieu sait quelle surprise. Vous êtes insupportable, dit-elle, de me pousser à bout avec un raisonnement aussi creux que celui-là. Si vous me fâchez, repris-je, je sais bien ce que j'ajouterai encore pour le fortifier. Remarquez que le monde se développe peu à peu. Les anciens se tenaient bien sûrs que la zone torride et les zones glaciales ne pouvaient être habitées à cause de l'excès, ou du chaud, ou du froid; et, du temps des Romains, la carte générale de la terre n'était guère plus étendue que la carte de leur empire, ce qui avait de la grandeur en un sens. et marquait beaucoup d'ignorance en un autre. Cependant, il ne laissa pas de se trouver des hommes, et dans des pays très-chauds, et dans des pays très-froids. Voilà déjà le monde augmenté; ensuite, on jugea que l'Océan couvrait toute la terre, hormis ce qui était counu alors, et qu'il n'y avait point d'antipodes, car on n'en avait jamais ouï parler; et puis, auraient-ils eu les pieds en haut et la tête en bas? Après ce beau raisonnement, on découvre pourtant les antipodes. Nouvelle réforma

tion à la carte, nouvelle moitié de la terre. Vous m'entendez bien, madame, ces antipodes-là, qu'on a trouvés contre toute espérance, devraient nous apprendre à être retenus dans nos jugements. Le monde achèvera peutêtre de se développer pour nous; on connaîtra jusqu'à la lune. Nous n'en sommes pas encore là, parce que toute la terre n'est pas découverte, et qu'apparemment il faut que tout cela se fasse d'ordre. Quand nous aurons bien connu notre habitation, il nous sera permis de connaître celle de nos voisins les gens de la lune. Sans mentir, dit la marquise en me regardant attentivement, je vous trouve si profond sur cette matière, qu'il n'est pas possible que vous ne croyiez tout de bon ce que vous dites. J'en serais bien fâché, répondis-je; je veux seulement vous faire voir qu'on peut assez bien soutenir une opinion chimérique pour embarrasser une personne d'esprit, mais non pas assez bien pour la persuader. Il n'y a que la vérité qui persuade, même sans avoir besoin de paraître avec toutes ses preuves. Elle entre si naturellement dans l'esprit, que, quand on l'apprend pour la première fois, il semble qu'on ne fasse que s'en souvenir." Ah! vous me soulagez, répliqua la marquise; votre faux raisonnement m'incommodait, et je me sens plus en état d'aller me coucher tranquillement, si vous voulez bien que nous nous retirions.

TROISIÈME SOIR.

Particularités du monde de la lune. Que les autres Planètes sont habitées aussi.

La marquise voulut m'engager, pendant le jour, à poursuivre nos entretiens; mais je lui représentai que

nous ne devions confier de telles rêveries qu'à la lune et aux étoiles, puisque aussi bien elles en étaient l'objet. Nous ne manquâmes pas à aller le soir dans le parc, qui devenait un lieu consacré à nos conversations savantes.

J'ai bien des nouvelles à vous apprendre, lui dis-je; Ja lune, que je vous disais hier qui, selon toutes les apparences, était habitée, pourrait bien ne l'être point; j'ai pensé à une chose qui met ses habitants en péril. Je ne souffrirai point cela, répondit-elle. Hier, vous m'aviez préparée à voir ces gens-là venir ici au premier jour, et aujourd'hui ils ne seraient seulement pas au monde! Vous ne vous jouerez point ainsi de moi. Vous m'avez fait croire les habitants de la lune; j'ai surmonté la peine que j'y avais; je les croirai. Vous allez bien vite, reprisje; il faut ne donner que la moitié de son esprit aux choses de cette espèce que l'on croit, et en réserver une autre moitié libre, où le contraire puisse être admis s'il en est besoin. Je ne me paye point de sentences, répliquat-elle; allons au fait. Ne faut-il pas raisonner de la lune comme de Saint-Denis? Non, répondis-je; la lune ne ressemble pas autant à la terre que Saint-Denis ressemble à Paris. Le soleil élève de la terre et des eaux des exhalaisons et des vapeurs, qui, montant en l'air jusqu'à quelque hauteur, s'y assemblent, et forment les nuages. Ces nuages suspendus voltigent irrégulièrement autour de notre globe, et ombragent tantôt un pays, tantôt un autre. Qui verrait la terre de loin, remarquerait souvent quelques changements sur sa surface, parce qu'un grand pays, couvert par des nuages, serait un endroit obscur, et deviendrait plus lumineux dès qu'il serait découvert. On verrait des taches qui changeraient de place, ou s'assembleraient diversement, ou disparaîtraient tout à fait. On verrait donc aussi ces mêmes changements sur la sur

face de la lune, si elle avait des nuages autour d'elle; mais, tout au contraire, toutes ses taches sont fixes, ses endroits lumineux le sont toujours, et voilà le malheur. A ce compte-là, le soleil n'élève point de vapeurs ni d'exhalaisons de dessus la lune. C'est donc un corps infiniment plus dur et plus solide que notre terre, dont les parties les plus subtiles se dégagent aisément d'avec les autres, et montent en haut dès qu'elles sont mises en mouvement par la chaleur. Il faut que ce soit quelques amas de rochers et de marbres, où il ne se fait point d'évaporation d'ailleurs, elles se font si naturellement et si nécessairement où il y a des eaux, qu'il ne doit point y avoir d'eaux où il ne s'en fait point. Qui sont donc les habitants de ces rochers qui ne peuvent rien produire, et de ce pays qui n'a point d'eaux? Eh quoi! s'écria-t-elle, il ne vous souvient plus que vous m'avez assuré qu'il y avait dans la lune des mers que l'on distinguait d'ici? Ce n'est qu'une conjecture, répondis-je; j'en suis bien fâché. Ces endroits obscurs, qu'on prend pour des mers, ne sont peut-être que de grandes cavités. De la distance où nous sommes, il est permis de ne pas deviner tout à fait juste. Mais, dit-elle, cela suffira-t-il pour nous faire abandonner les habitants de la lune? Non pas tout à fait, madame, répondis-je; nous ne nous déterminerons, ni pour eux, ni contre eux. Je vous avoue ma faiblesse, répliqua-t-elle; je ne suis point capable d'une si parfaite détermination, j'ai besoin de croire. Fixez-moi promptement à une opinion sur les habitants de la lune; conservons-les ou anéantissons-les pour jamais, et qu'il n'en soit plus parlé mais conservons-les plutôt, s'il se peut; j'ai pris pour eux une inclination que j'aurais de la peine à perdre. Je ne laisserai donc pas la lune déserte, repris-je; repeuplons-la, pour vous faire plaisir. A la vérité,

:

puisque l'apparence des taches de la lune ne change point, on ne peut pas croire qu'elle ait des nuages autour d'elle, qui ombragent, tantôt une partie, tantôt une autre; mais ce n'est pas à dire qu'elle ne pousse point hors d'elle de vapeurs ni d'exhalaisons. Nos nuages, que nous voyons portés en l'air, ne sont que des exhalaisons et des vapeurs, qui, au sortir de la terre, étaient séparées en trop petites parties pour pouvoir être vues, et qui ont rencontré un peu plus haut un froid qui les a resserrées et rendues visibles par la réunion de leurs parties; après quoi ce sont de gros nuages qui flottent en l'air, où ils sont des corps étrangers, jusqu'à ce qu'ils retombent en pluies. Mais ces mêmes vapeurs et ces mêmes exhalaisons se tiennent quelquefois assez dispersées pour être imperceptibles, et ne se ramassent qu'en formant des rosées très-subtiles, qu'on ne voit tomber d'aucune nuée. Je suppose donc qu'il sorte des vapeurs de la lune, car enfin il faut qu'il en sorte; il n'est pas croyable que la lune soit une masse, dont toutes les parties soient d'une égale solidité, toutes également en repos les unes auprès des autres, toutes incapables de recevoir aucun changement par l'action du soleil sur elles. Nous ne connaissons aucun corps de cette nature, les marbres mêmes n'en sont pas; tout ce qui est le plus solide change et s'altère, ou par le mouvement secret et invisible qu'il a en lui-même, ou par celui qu'il reçoit de dehors. Mais les vapeurs de la lune ne se rassembleront point autour d'elle en nuages, et ne retomberont point sur elle en pluies; elles ne formeront que des rosées. Il suffit, pour cela, que l'air dont apparemment la lune est environnée en son particulier, comme notre terre l'est du sien, soit un peu différent de notre air, et les vapeurs de la lune un peu différentes des vapeurs de la terre, ce qui est quel

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