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« Qui montera aux cieux, ma belle, pour en rapporter « l'esprit que vos charmes m'ont fait perdre? Je ne me

plaindrais pas de cette perte-là, pourvu qu'elle n'allat « pas plus loin; mais, s'il faut que la chose continue <«< comme elle a commencé, je n'ai qu'à m'attendre à de« venir tel que j'ai décrit Roland. Je ne crois pourtant « pas que, pour ravoir mon esprit, il soit besoin que « j'aille par les airs jusque dans la lune; mon esprit ne « loge pas si haut, il va errant sur vos yeux, sur votre « bouche; et, si vous voulez bien que je m'en ressaisisse, « permettez que je le recueille avec mes lèvres. » Cela n'est-il pas joli? Pour moi, à raisonner comme l'Arioste, je serais d'avis qu'on ne perdit jamais l'esprit que par l'amour; car vous voyez qu'il ne va pas bien loin, et qu'il ne faut que des lèvres qui sachent le recouvrer; mais, quand on le perd par d'autres voies, comme nous le perdons, par exemple, à philosopher présentement, il va droit dans la lune, et on ne le rattrape pas quand on veut. En récompense, répondit la marquise, nos fioles seront honorablement dans le quartier des fioles philosophiques; au lieu que nos esprits iraient peut-être errants sur quelqu'un qui n'en serait pas digne. Mais, pour achever de m'ôter le mien, dites-moi, et dites-moi bien sérieusement, si vous croyez qu'il y ait des hommes dans la lune ; car jusqu'à présent vous ne m'en avez pas parlé d'une manière assez positive. Moi, repris-je; je ne crois point du tout qu'il y ait des hommes dans la lune. Voyez combien la face de la nature est changée d'ici à la Chine ; d'autres visages, d'autres figures, d'autres mœurs, et presque d'autres principes de raisonnement. D'ici à la lune, le changement doit être bien plus considérable. Quand on va vers de certaines terres nouvellement découvertes, à peine sont-ce des hommes que les habitants.

qu'on y trouve; ce sont des animaux à figure humaine, encore quelquefois assez imparfaite, mais presque sans aucune raison humaine. Qui pourrait pousser jusqu'à la lune, assurément ce ne seraient plus des hommes qu'on y trouverait.

Quelles sortes de gens seraient-ce donc? reprit la marquise, avec un air d'impatience. De bonne foi, madame, répliquai-je, je n'en sais rien. S'il se pouvait faire que nous eussions de la raison, et que nous ne fussions pourtant pas hommes; et si d'ailleurs nous habitions la lune, nous imaginerions-nous bien qu'il y eût ici-bas cette espèce bizarre de créatures qu'on appelle le genre humain? Pourrions-nous bien nous figurer quelque chose qui y eût des passions si folles et des réflexions si sages, une durée si courte et des vues si longues, tant de science sur des choses presque inutiles et tant d'ignorance sur les plus importantes, tant d'ardeur pour la liberté et tant d'inclination à la servitude, une si forte envie d'être heureux et une si grande incapacité de l'être? Il faudrait que les gens de la lune eussent bien de l'esprit, s'ils devinaient tout cela. Nous nous voyons incessamment nousmêmes, et nous en sommes encore à deviner comment nous sommes faits. On a été réduit à dire que les dieux étaient ivres de nectar lorsqu'ils firent les hommes; et que, quand ils vinrent à regarder leur ouvrage de sangfroid, ils ne purent s'empêcher d'en rire. Nous voilà donc bien en sûreté du côté des gens de la lune, dit la marquise; ils ne nous devineront pas mais je voudrais que nous les pussions deviner; car, en vérité, cela inquiète de savoir qu'ils sont là-haut dans cette lune que nous voyons, et de ne pouvoir pas se figurer comment ils sont faits. Et pourquoi, répondis-je, n'avez-vous point d'inquiétude sur les habitants de cette grande terre australe,

qui nous est encore entièrement inconnue? Nous sommes portés, eux et nous, sur un même vaisseau, dont ils occupent la proue et nous la poupe. Vous voyez que, de la poupe à la proue, il n'y a aucune communication, et qu'à un bout du navire on ne sait point quels gens sont à l'autre, ni ce qu'ils y font; et vous voudriez savoir ce qui se passe dans la lune, dans cet autre vaisseau qui flotte loin de nous par les cieux?

Oh! reprit-elle, je compte les habitants de la terre australe pour connus, parce qu'assurément ils doivent nous ressembler beaucoup, et qu'enfin on les connaîtra quand on voudra se donner la peine de les aller voir; ils demeureront toujours là, et ne nous échapperont pas mais ces gens de la lune, on ne les connaîtra jamais, cela est désespérant. Si je vous répondais sérieusement, répliquai-je, qu'on ne sait ce qui arrivera, vous vous moqueriez de moi, et je le mériterais sans doute. Cependant, je me défendrais assez bien, si je voulais. J'ai une pensée très-ridicule, qui a un air de vraisemblance qui me surprend; je ne sais où elle peut l'avoir pris, étant aussi impertinente qu'elle est. Je gage que je vais vous réduire à avouer, contre toute raison, qu'il pourra y avoir un jour du commerce entre la terre et la lune. Remettezvous dans l'esprit l'état où était l'Amérique avant qu'elle eût été découverte par Christophe Colomb. Ses habitants vivaient dans une ignorance extrême. Loin de connaître les sciences, ils ne connaissaient pas les arts les plus simples et les plus nécessaires; ils allaient nus; ils n'avaient point d'autres armes que l'arc : ils n'avaient jamais conçu que les hommes pussent être portés par des animaux; ils regardaient la mer comme un grand espace défendu aux hommes qui se joignait au ciel, et au delà duquel il n'y avait rien. Il est vrai qu'après avoir passé des an

nées entières à creuser le tronc d'un gros arbre, avec des pierres tranchantes, ils se mettaient sur la mer dans ce tronc, et allaient terre à terre, portés par le vent et par les flots. Mais, comme ce vaisseau était sujet à être souvent renversé, il fallait qu'ils se missent aussitôt à la nage pour le rattraper; et, à proprement parler, ils nageaient toujours, hormis le temps qu'ils se délassaient. Qui leur eût dit qu'il y avait une sorte de navigation incomparablement plus parfaite, qu'on pouvait traverser cette étendue infinie d'eaux de tel côté et de tel sens qu'on voulait ; qu'on s'y pouvait arrêter sans mouvement au milieu des flots émus; qu'on était maître de la vitesse avec laquelle on allait ; qu'enfin cette mer, quelque vaste qu'elle fût, n'était point un obstacle à la communication des peuples, pourvu seulement qu'il y eût des peuples au delà : vous pouvez compter qu'ils ne l'eussent jamais cru. Cependant, voilà un beau jour le spectacle du monde le plus étrange et le moins attendu qui se présente à eux. De grands corps énormes qui paraissent avoir des ailes. blanches, qui volent sur la mer, qui vomissent du feu de toutes parts, et qui viennent jeter sur le rivage des gens inconnus, tout écaillés de fer, disposant, comme ils veulent, des monstres qui courent sous eux, et tenant en leur main des foudres dont ils terrassent tout ce qui leur résiste. D'où sont-ils venus? Qui a pu les amener pardessus les mers? Qui a mis le feu en leur disposition? Sont-ce les enfants du soleil? car, assurément, ce ne sont pas des hommes. Je ne sais, madame, si vous entrez comme moi dans la surprise des Américains, mais jamais il ne peut y en avoir eu une pareille dans le monde. Après cela, je ne veux plus jurer qu'il ne puisse y avoir commerce quelque jour entre la lune et la terre. Les Américains eussent-ils cru qu'il eût dû y en avoir en,

tre l'Amérique et l'Europe, qu'ils ne connaissaient seulement pas ? Il est vrai qu'il faudra traverser ce grand espace d'air et de ciel, qui est entre la terre et la lune. Mais ces grandes mers paraissaient-elles aux Américains plus propres à être traversées ? En vérité, dit la marquise en me regardant, vous êtes fou. Qui vous dit le contraire? répondis-je. Mais je veux vous le prouver, reprit-elle; je ne me contente pas de l'aveu que vous en faites. Les Américains étaient si ignorants, qu'ils n'avaient garde de soupçonner qu'on pût se faire des chemins au travers des mers si vastes; mais nous qui avons tant de connaissances, nous nous figurerions bien qu'on pût aller par les airs, si l'on pouvait effectivement y aller. On fait plus que se figurer la chose possible, répliquai-je; on commence déjà à voler un peu. Plusieurs personnes différentes ont trouvé le secret de s'ajuster des ailes qui les soutinssent en l'air, de leur donner du mouvement, et de passer par-dessus des rivières. A la vérité, ce n'a pas été un vol d'aigle, et il en a quelquefois coûté à ces nouveaux oiseaux un bras ou une jambe; mais enfin, cela ne représente encore que les premières planches que l'on a mises sur l'eau, et qui ont été le commencement de la navigation. De ces planches-là, il y avait bien loin jusqu'à de gros navires qui pussent faire le tour du monde. Cependant, peu à peu sont venus les gros navires. L'art de voler ne fait que de naître, il se perfectionnera encore, et quelque jour on ira jusqu'à la lune. Prétendons-nous avoir découvert toutes choses, ou les avoir mises à un point qu'on n'y puisse rien ajouter? Eh! de grâce, consentons qu'il y ait encore quelque chose à faire pour les siècles à venir. Je ne consentirai point, dit-elle, qu'on vole jamais que d'une manière à se rompre aussitôt le cou. Eh bien! lui répondis-je, si vous

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