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la devineront encore de longtemps. Dans toutes les Indes orientales, on croit que, quand le soleil et la lune s'éclipsent, c'est qu'un certain dragon, qui a les griffes fort noires, les étend sur ces astres, dont il veut se saisir; et vous voyez, pendant ce temps-là, les rivières couvertes de têtes d'Indiens, qui se sont mis dans l'eau jusqu'au cou, parce que c'est une situation très-dévote, selon eux, et très-propre à obtenir du soleil et de la lune qu'ils se défendent bien contre le dragon. En Amérique, on était persuadé que le soleil et la lune étaient fâchés quand ils s'éclipsaient; et Dieu sait ce qu'on ne faisait pas pour se raccommoder avec eux. Mais les Grecs, qui étaient si raffinés, n'ont-ils pas cru longtemps que la lune était ensorcelée, et que des magiciennes la faisaient descendre du ciel, pour jeter sur les herbes une certaine écume malfaisante? Et nous, n'eûmes-nous pas belle peur, il n'y a que trente-deux ans (en 1654), à une certaine éclipse de soleil, qui, à la vérité, fut totale? Une infinité de gens ne se tinrent-ils pas enfermés dans des caves? Et les philosophes, qui écrivirent pour nous rassurer, n'écrivirent-ils pas en vain, ou à peu près ? Ceux qui s'étaient réfugiés dans les caves, en sortirent-ils ?

En vérité, reprit-elle, tout cela est trop honteux pour les hommes; il devrait y avoir un arrêt du genre humain qui défendît qu'on parlat jamais d'éclipse, de peur que l'on ne conserve la mémoire des sottises qui ont été faites ou dites sur ce chapitre-là. Il faudrait donc, répliquai-je, que le même arrêt abolit la mémoire de toutes choses, et défendît qu'on parlât jamais de rien; car je ne sache rien au monde qui ne soit le monument de quelque sottise des hommes.

Dites-moi, je vous prie, une chose, dit la marquise ; ont-ils autant de peur des éclipses dans la lune que

nous en avons ici? Il me paraîtrait tout à fait burlesque que les Indiens de ce pays-là se missent à l'eau comme les nôtres; que les Américains crussent notre terre fâchée contre eux; que les Grecs s'imaginassent que nous fussions ensorcelés, et que nous allassions gâter leurs herbes, et qu'enfin nous leur rendissions la consternation qu'ils causent ici-bas. Je n'en doute nullement, répondis-je. Je voudrais bien savoir pourquoi messieurs de la lune auraient l'esprit plus fort que nous. De quel droit nous feront-ils peur sans que nous leur en fassions? Je croirais même, ajoutai-je en riant, que, comme un nombre prodigieux d'hommes ont été assez fous, et le sont encore assez pour adorer la lune, il y a des gens dans la lune qui adorent aussi la terre, et que nous sommes à genoux les uns devant les autres. Après cela, dit-elle, nous pouvons bien prétendre à envoyer des influences à la lune, et à donner des crises à ses malades; mais, comme il ne faut qu'un peu d'esprit et d'habileté dans les gens de ce pays-là pour détruire tous ces honneurs dont nous nous flattons, j'avoue que je crains toujours que nous n'ayons quelque désavantage.

Ne craignez rien, répondis-je; il n'y a pas d'apparence que nous soyons la seule sotte espèce de l'univers. L'ignorance est quelque chose de bien propre à être généralement répandu; et, quoique je ne fasse que deviner celle des gens de la lune, je n'en doute non plus que des nouvelles les plus sûres qui nous viennent de là.

Et quelles sont ces nouvelles sûres? interrompit-elle. Ce sont celles, répondis-je, qui nous sont rapportées par ces savants qui y voyagent tous les jours avec des lunettes d'approche. Ils vous diront qu'ils y ont découvert des terres, des mers, des lacs, de très-hautes montagnes, des abîmes très-profonds.

Vous me surprenez, reprit-elle. Je conçois bien qu'on peut découvrir sur la lune des montagnes et des abîmes; cela se reconnaît apparemment à des inégalités remarquables mais comment distinguer des terres et des mers? On les distingue, répondis-je, parce que les eaux, qui laissent passer au travers d'elles-mêmes une partie de la lumière, et qui en renvoient moins, paraissent de loin comme des taches obscures, et que les terres, qui, par leur solidité, la renvoient toute, sont des endroits plus brillants. L'illustre Cassini, l'homme du monde à qui le ciel est le mieux connu, a découvert sur la lune quelque chose qui se sépare en deux, se réunit ensuite, et se va perdre dans une espèce de puits. Nous pouvons nous flatter, avec bien de l'apparence, que c'est une rivière. Enfin, on connaît assez toutes ces différentes parties pour leur avoir donné des noms, et ce sont souvent des noms de savants. Un endroit s'appelle Copernic, un autre Archimède, un autre Galilée; il y a un promontoire des Songes, une mer des Pluies, une mer de Nectar, une mer de crises; enfin, la description de la lune est si exacte, qu'un savant qui s'y trouverait présentement ne s'y égarerait non plus que je ferais dans Paris.

Mais, reprit-elle, je serais bien aise de savoir encore plus en détail comment est fait le dedans du pays. Il n'est pas possible, répliquai-je, que messieurs de l'Observatoire vous en instruisent; il faut demander à Astolfe, qui fut conduit dans la lune par saint Jean. Je vous parle d'une des plus agréables folies de l'Arioste, et je suis sûr que vous serez bien aise de la savoir. J'avoue qu'il eût mieux fait de n'y pas mêler saint Jean, dont le nom est si digne de respect; mais enfin, c'est une licence poétique, qui peut seulement passer pour un peu trop gaie. Cependant, tout le poëme est dédié à un cardinal,

et un grand pape l'a honoré d'une approbation éclatante, que l'on voit au devant de quelques éditions. Voici de quoi il s'agit Roland, neveu de Charlemagne, était devenu fou, parce que la belle Angélique lui avait préféré Médor. Un jour, Astolfe, brave paladin, se trouva dans le paradis terrestre, qui était sur la cime d'une montagne très-haute, où son hippogriffe l'avait porté. Là, il rencontra saint Jean, qui lui dit que, pour guérir la folie de Roland, il était nécessaire qu'ils fissent ensemble le voyage de la lune. Astolfe, qui ne demandait qu'à voir du pays, ne se fait point prier, et aussitôt voilà un chariot de feu qui enlève par les airs l'apôtre et le paladin. Comme Astolfe n'était pas grand philosophe, il fut fort surpris de voir la lune beaucoup plus grande qu'elle ne lui avait paru de dessus la terre. Il fut bien plus surpris encore de voir d'autres fleuves, d'autres lacs, d'autres montagnes, d'autres villes, d'autres forêts, et, ce qui m'aurait bien surpris aussi, des nymphes qui chassaient dans ces forêts. Mais, ce qu'il vit de plus rare dans la lune, c'était un vallon où se trouvait tout ce qui se perdait sur la terre, de quelque espèce qu'il fût, et les couronnes, et les richesses, et la renommée, et une infinité d'espérances, et le temps qu'on donne au jeu, et les aumônes qu'on fait faire après sa mort, et les vers qu'on présente aux princes, et les soupirs des amants.

Pour les soupirs des amants, interrompit la marquise, je ne sais pas si, du temps de l'Arioste, ils étaient perdus; mais, en ce temps-ci, je n'en connais point qui aillent dans la lune. N'y eût-il que vous, madame, repris-je, vous y en avez fait aller un assez bon nombre. Enfin, la lune est si exacte à recueillir ce qui se perd icibas, que tout y est; mais l'Arioste ne vous dit cela qu'à l'oreille, tout y est, jusqu'à la donation de Constantin.

C'est que les papes ont prétendu être maîtres de Rome et de l'Italie, en vertu d'une donation que l'empereur Constantin leur en avait faite; et la vérité est qu'on ne saurait dire ce qu'elle est devenue. Mais devinez de quelle sorte de chose on ne trouve point dans la lune? De la folie. Tout ce qu'il y en a jamais eu sur la terre s'y est très-bien conservé. En récompense, il n'est pas croyable combien il y a dans la lune d'esprits perdus. Ce sont autant de fioles pleines d'une liqueur fort subtile, et qui s'évapore aisément si elle n'en est fermée; et sur chacune de ces fioles est écrit le nom de celui à qui l'esprit appartient. Je crois que l'Arioste les met toutes en un tas; mais j'aime mieux me figurer qu'elles sont rangées bien proprement dans de longues galeries. Astolfe fut fort étonné de voir que les fioles de beaucoup de gens, qu'il avait cru très-sages, étaient pourtant bien pleines; et, pour moi, je suis persuadé que la mienne s'est remplie considérablement depuis que je vous entretiens de visions, tantôt philosophiques, tantôt poétiques. Mais ce qui me console, c'est qu'il n'est pas possible que, par tout ce que je vous dis, je ne vous fasse avoir bientôt aussi une petite fiole dans la lune. Le bon paladin ne manqua pas de trouver la sienne parmi tant d'autres. Il s'en saisit avec la permission de saint Jean, et reprit tout son esprit par le nez, comme de l'eau de la reine d'Hongrie; mais l'Arioste dit qu'il ne le porta pas bien loin, et qu'il le laissa retourner dans la lune par une folie qu'il fit à quelques temps de là. Il n'oublia pas la fiole de Roland, qui était le sujet du voyage. Il eut assez de peine à la porter; car l'esprit de ce héros était de sa nature assez pesant, et il n'y en manquait pas une seule goutte. Ensuite l'Arioste, selon sa louable coutume de dire tout ce qui lui plaît, apostrophe sa maîtresse, et lui dit en de fort beaux vers

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