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toutes les étoiles autant de soleils qui éclairaient des mondes. J'en revenais toujours à lui dire qu'il aurait mieux valu s'entretenir de bagatelles, comme toutes personnes raisonnables auraient fait en notre place. A la fin cependant, pour lui donner une idée générale de la philosophie, voici par où je commençai.

Toute la philosophie, lui dis-je, n'est fondée que sur deux choses sur ce qu'on a l'esprit curieux et les yeux mauvais; car, si vous aviez les yeux meilleurs que vous ne les avez, vous verriez bien si les étoiles sont des soleils qui éclairent autant de mondes, ou si elles n'en sont pas; et si, d'un autre côté, vous étiez moins curieuse, vous ne vous soucieriez pas de le savoir, ce qui reviendrait au même : mais on veut savoir plus qu'on ne voit; c'est là la difficulté. Encore, si ce qu'on voit on le voyait bien, ce serait toujours autant de connu ; mais on le voit tout autrement qu'il n'est. Ainsi, les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu'ils voient, et à tâcher de deviner ce qu'ils ne voient point; et cette condition n'est pas, ce me semble, trop à envier. Sur cela, je me figure toujours que la nature est un grand spectacle, qui ressemble à celui de l'Opéra. Du lieu où vous êtes à l'Opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est : on a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contre-poids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela joue. Il n'y a peutêtre que quelque machiniste caché dans le parterre qui s'inquiète d'un vol qui lui aura paru extraordinaire, et qui veut absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui, à l'égard des phi

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losophes, augmente la difficulté, c'est que, dans les machines que la nature présente à nos yeux, les cordes sont parfaitement bien cachées, et elles le sont si bien, qu'on a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de l'univers car représentez-vous tous les sages à l'Opéra, ces Pythagore, ces Platon, ces Aristóte, et tous ces gens dont le nom fait aujourd'hui tant de bruit à nos oreilles supposons qu'ils voyaient le vol de Phaéton. que les vents enlèvent, qu'ils ne pouvaient découvrir les cordes, et qu'ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L'un d'eux disait : « C'est une vertu secrète qui enlève Phaéton. » L'autre : « Phaéton est composé de certains nombres qui le font monter. » L'autre : « Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre; il n'est pas à son aise quand il n'y est pas. » L'autre : «Phaeton n'est pas fait pour voler; mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide; » et cent autres rêveries que je m'étonne qui n'aient perdu de réputation toute l'antiquité. A la fin, Descartes et quelques autres modernes sont venus, qui ont dit : « Phaéton monte, parce qu'il est tiré par des cordes, et qu'un poids plus pesant que lui descend. » Ainsi, on ne croit plus qu'un corps se remue, s'il n'est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps on ne croit plus qu'il monte ou qu'il descende, si ce n'est par l'effet d'un contre-poids ou d'un ressort; et qui verrait la nature telle. qu'elle est, ne verrait que le derrière du théâtre de l'Opéra. A ce compte, dit la marquise, la philosophie est devenue bien mécanique? Si mécanique, répondis-je, que je crains qu'on n'en ait bientôt honte. On veut que l'univers ne soit en grand que ce qu'une montre est en petit, et que tout s'y conduise par des mouvements réglés qui dépendent de l'arrangement des parties. Avonez la

vérité. N'avez vous pas eu quelquefois une idée plus sublime de l'univers, et ne lui avez-vous point fait plus d'honneur qu'il ne méritait? J'ai vu des gens qui l'en estimaient moins depuis qu'ils l'avaient connu. Et moi, répliqua-t-elle, je l'en estime beaucoup plus, depuis que je sais qu'il ressemble à une montre. Il est surprenant que l'ordre de la nature, tout admirable qu'il est, ne roule que sur des choses si simples.

Je ne sais pas, lui répondis-je, qui vous a donné des idées si saines; mais, en vérité, il n'est pas trop commun de les avoir. Assez de gens ont toujours dans la tête un faux merveilleux, enveloppé d'une obscurité qu'ils respectent. Ils n'admirent la nature que parce qu'ils la croient une espèce de magie où l'on n'entend rien; et il est sûr qu'une chose est déshonorée auprès d'eux, dès qu'elle peut être conçue. Mais, madame, continuai-je, vous êtes si bien disposée à entrer dans tout ce que je veux vous dire, que je crois que je n'ai qu'à tirer le rideau, et à vous montrer le monde.`

De la terre où nous sommes, ce que nous voyons de plus éloigné, c'est ce ciel bleu, cette grande voûte, où il semble que les étoiles sont attachées comme des clous; on les appelle fixes, parce qu'elles ne paraissent avoir que le mouvement de leur ciel, qui les emporte avec lui d'orient en occident. Entre la terre et cette dernière voûte des cieux, sont suspendus, à différentes hauteurs, le soleil, la lune et les cinq autres astres, qu'on appelle des planètes, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Ces planètes n'étant point attachées à un même ciel, ayant des mouvements inégaux, elles se regardent diversement, et figurent diversement ensemble; au lieu que les étoiles fixes sont toujours dans la même situation les unes à l'égard des autres. Le chariot, par exemple, que

vous voyez, qui est formé de ces sept étoiles, a toujours été fait comme il est, et le sera encore longtemps; mais la lune est tantôt proche du soleil, tantôt elle en est éloignée, et il en va de même des autres planètes. Voilà comme les choses parurent à ces anciens bergers de Chaldée dont le grand loisir produisit les premières observations qui ont été le fondement de l'astronomie; car l'astronomie est née dans la Chaldée, comme la géométrie naquit, dit-on, en Égypte, où les inondations du Nil, qui confondaient les bornes des champs, furent cause que chacun voulut inventer des mesures exactes pour reconnaître son champ d'avec celui de son voisin. Ainsi, l'astronomie est fille de l'oisiveté; la géométrie est fille de l'intérêt, et, s'il était question de la poésie, nous trouverions apparemment qu'elle est fille de l'amour.

Je suis bien aise, dit la marquise, d'avoir appris cette généalogie des sciences, et je vois bien qu'il faut que je m'en tienne à l'astronomie. La géométrie, selon ce que vous dites, demanderait une âme plus intéressée que je ne l'ai, et la poésie en demanderait une plus tendre; mais j'ai autant de loisir que l'astronomie en peut demander. Heureusement encore nous sommes à la campagne, et nous y menons quasi une vie pastorale : tout cela convient à l'astronomie. Ne vous y trompez pas, madame, repris-je; ce n'est pas la vraie vie pastorale que de parler des planètes et des étoiles fixes. Voyez si c'est à cela que les gens de l'Astrée passent leur temps. Oh! répondit-elle, cette sorte de bergerie-là est trop dangereuse; j'aime mieux celle des Chaldéens dont vous me parliez. Recommencez un peu, s'il vous plaît, à me parler chaldéen. Quand on eut reconnu cette disposition des cieux que vous m'avez dite, de quoi fut-il question? Il fut

question, repris-je, de deviner comment toutes les parties de l'univers devaient être arrangées, et c'est là ce que les savants appellent faire un système. Mais, avant que je vous explique le premier des systèmes, il faut que vous remarquiez, s'il vous plaît, que nous sommes tous faits naturellement comme un certain fou athénien, dont vous avez entendu parler, qui s'était mis dans la fantaisie que tous les vaisseaux qui abordaient au port de Pyrée lui appartenaient. Notre folie, à nous autres, est de croire. aussi que toute la nature, sans exception, est destinée à nos usages; et, quand on demande à nos philosophes à quoi sert ce nombre prodigieux d'étoiles fixes, dont une partie suffirait pour faire ce qu'elles font toutes, ils vous. répondent froidement qu'elles servent à leur réjouir la vue. Sur ce principe, on ne manqua pas d'abord de s'imaginer qu'il fallait que la terre fût en repos au centre de l'univers, tandis que tous les corps célestes, qui étaient faits pour elle, prendraient la peine de tourner à l'entour pour l'éclairer. Ce fut donc au-dessus de la terre qu'on plaça la lune, et au-dessus de la lune on plaça Mercure, ensuite Vénus, le soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Au-dessus de tout cela était le ciel des étoiles fixes. La terre se trouvait justement au milieu des cercles que décrivent ces planètes, et ils étaient d'autant plus grands, qu'ils étaient plus éloignés de la terre, et par conséquent les planètes, plus éloignées, employaient plus de temps à faire leur cours, ce qui effectivement est vrai. Mais je ne sais pas, interrompit la marquise, pourquoi vous semblez n'approuver pas cet ordre-là dans l'univers; il me parait assez net et assez intelligible, et põur moi, je vous déclare que je m'en contente. Je puis me vanter, répliquai-je, que je vous adoucis bien tout ce système. Si je vous le donnais tel qu'il a été conçu par

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