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plus longue explication sont trop dignes de respect pour être mis dans un livre aussi peu grave que celui-ci. L'objection roule donc tout entière sur les hommes de la lune; mais ce sont ceux qui la font à qui il plaît de mettre des hommes dans la lune. Moi, je n'y en mets point; j'y mets des habitants qui ne sont point du tout des hommes. Que sont-ils donc? Je ne les ai point vus, ce n'est pas pour les avoir vus que j'en parle; et ne soupçonnez pas que ce soit une défaite dont je me serve pour éluder votre objection, que de dire qu'il n'y a point d'hommes dans la lune vous verrez qu'il est impossible qu'il y en ait, selon l'idée que j'ai de la diversité infinie que la nature doit avoir mise dans ses ouvrages. Cette idée règne dans tout le livre, et elle ne peut être contestée d'aucun philosophe. Ainsi, je crois que je n'entendrai faire cette objection qu'à ceux qui parleront de ces Entretiens sans les avoir lus. Mais est-ce un sujet de me rassurer? Non, c'en est un, au contraire, très-légitime de craindre que l'objection ne me soit faite de bien des endroits.

Vous voulez, monsieur, que je vous rende un compte exact de la manière dont j'ai passé mon temps à la campagne, chez madame la marquise de G***. 'Savez-vous bien que ce compte exact sera un livre, et ce qu'il y a de pis, un livre de philosophie? Vous vous attendez à des fêtes, à des parties de jeu ou de chasse, et vous aurez des planètes, des mondes, des tourbillons : il n'a presque été question que de ces choses-là. Heureusement, vous êtes philosophe, et vous ne vous en moquerez pas tant qu'un autre. Peut-être même serez-vous bien aise que j'aie attiré madame la marquise dans le

parti de la philosophie. Nous ne pouvious faire une acquisition plus considérable; car je compte que la beauté et la jeunesse sont toujours des choses d'un grand prix. Ne croyez-vous pas que, si la sagesse elle-même voulait se présenter aux hommes avec succès, elle ne ferait point mal de paraître sous une figure qui approchât un peu de celle de la marquise? Surtout, si elle pouvait avoir dans sa conversation les mêmes agréments, je suis persuadé que tout le monde courrait après la sagesse. Ne vous attendez pourtant pas à entendre des merveilles, quand je vous ferai le récit des entretiens que j'ai eus avec cette dame; il faudrait presque avoir autant d'esprit qu'elle pour répéter ce qu'elle a dit, de la manière dont elle l'a dit. Vous lui verrez seulement cette vivacité d'intelligence que vous lui connaissez. Pour moi, je la tiens savante à cause de l'extrême facilité qu'elle aurait à le devenir. Qu'est-ce qui lui manque ? D'avoir ouvert les yeux sur des livres. Cela n'est rien, et bien des gens l'ont fait toute leur vie, à qui je refuserais, si j'osais, le nom de savants. Au reste, monsieur, vous m'aurez une obligation. Je sais bien qu'avant que d'entrer dans le détail des conversations que j'ai eues avec la marquise, je serais en droit de vous décrire le château où elle était allée passer l'automne. On a souvent décrit des châteaux pour de moindres occasions. Mais je vous ferai grâce sur cela. Il suffit que vous sachiez que, quand j'arrivai chez elle, je n'y trouvai point de compagnie, et que j'en fus fort aise. Les deux premiers jours n'eurent rien de remarquable; ils se passèrent à épuiser les nouvelles de Paris, d'où je venais mais ensuite vinrent ces entretiens, dont je veux vous faire part. Je vous les diviserai par soirs, parce qu'effectivement nous n'eùmes de ces entretiens que les soirs.

PREMIER SOIR.

Que la Terre est une Planète qui tourne sur elle-même et autour du Soleil.

Nous allâmes donc un soir, après souper, nous promener dans le parc. Il faisait un frais délicieux qui nous récompensait d'une journée fort chaude que nous avions essuyée. La lune était levée il y avait peut-être une heure, et ses rayons, qui ne venaient à nous qu'entre les branches des arbres, faisaient un agréable mélange d'un blanc fort vif, avec tout ce vert qui paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage qui dérobât ou qui obscurcît la moindre étoile, elles étaient toutes d'un or pur et éclatant, et qui était encore relevé par le fond bleu où elles sont attachées. Ce spectacle me fit rêver, et peut être, sans la marquise, eussé-je rêvé assez longtemps; mais la présence d'une si aimable dame ne me permit pas de m'abandonner à la lune et aux étoiles. Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que le jour même n'est pas si beau qu'une belle nuit? Oui, me répondit-elle, la beauté du jour est comme une beauté blonde, qui a plus de brillant; mais la beauté de la nuit est une beauté brune, qui est plus touchante. Vous êtes bien généreuse, repris-je, de donner cet avantage aux brunes, vous qui ne l'ètes pas. Il est pourtant vrai que le jour est ce qu'il y a de plus beau dans la nature, et que les héroïnes de roman, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans l'imagination, sont presque toujours blondes. Ce n'est rien que la beauté, répliquat-elle, si elle ne touche. Avouez que le jour ne vous eût

jamais jeté dans une rêverie aussi douce que celle où je vous ai vu près de tomber tout à l'heure à la vue de cette belle nuit. J'en conviens, répondis-je; mais, en récompense, une blonde comme vous me ferait encore mieux rêver que la plus belle nuit du monde avec toute sa beauté brune. Quand cela serait vrai, répliqua-t-elle, je ne m'en contenterais pas. Je voudrais que le jour, puisque les blondes doivent être dans ses intérêts, fit aussi le même effet. Pourquoi les amants, qui sont bons juges de ce qui touche, ne s'adressent-ils jamais qu'à la nuit, dans toutes les chansons et dans toutes les élégies que je connais? Il faut bien que la nuit ait leurs remercîments, lui dis-je. Mais, reprit-elle, elle a aussi toutes leurs plaintes. Le jour ne s'attire point leurs confidences: d'où cela vient-il? C'est apparemment, répondis-je, qu'il n'inspire point je ne sais quoi de triste et de passionné. Il semble, pendant la nuit, que tout soit en repos. On s'imagine que les étoiles marchent avec plus de silence que le soleil; les objets que le ciel présente sont plus doux; la vue s'y arrête plus aisément; enfin, on rêve mieux, parce qu'on se flatte d'être alors, dans toute la nature, la seule personne occupée à rêver. Peut-être aussi que le spectacle du jour est trop uniforme; ce n'est qu'un soleil et une voûte bleue; mais il se peut que la vue de toutes ces étoiles, semées confusément et disposées au hasard en mille figures différentes, favorise la rêverie et un certain désordre de pensées où l'on ne tombe point sans plaisir. J'ai toujours senti ce que vous me dites, reprit elle; j'aime les étoiles, et je me plaindrais volontiers du soleil qui nous les efface. Ah! m'écriai-je, je ne puis lui pardonner de me faire perdre de vue tous ces mondes. Qu'appelez-vous tous ces mondes? me dit-elle en me regardant et en se tournant vers moi.

Je vous demande pardon, répondis-je; vous m'avez mis sur ma folie, et aussitôt mon imagination s'est échappée. Quelle est donc cette folie? reprit-elle. Hélas! répliquai-je, je suis bien fâché qu'il faille vous l'avouer. Je me suis mis dans la tête que chaque étoile pourrait bien être un monde. Je ne jurerais pourtant pas que cela fût vrai; mais je le tiens pour vrai, parce qu'il me fait plaisir à croire. C'est une idée qui me plaît, et qui s'est placée dans mon esprit d'une manière riante. Selon moi, il n'y a pas jusqu'aux vérités à qui l'agrément ne soit nécessaire. Eh bien! reprit-elle, puisque votre folie est si agréable, donnez-la-moi; je croirai, sur les étoiles, tout ce que vous voudrez, pourvu que j'y trouve du plaisir. Ah! madame, répondis-je bien vite, ce n'est pas un plaisir comme celui que vous auriez à une comédie de Molière; c'en est un qui est je ne sais où dans la raison, et qui ne fait rire que l'esprit. Quoi donc reprit-elle, croyez-vous qu'on soit incapable des plaisirs qui ne sont que dans la raison? Je veux, tout à l'heure, vous faire voir le contraire. Apprenez-moi vos étoiles. Non, répliquai-je, il ne me sera point reproché que dans un bois, à dix heures du soir, j'ai parié de philosophie à la plus aimable personne que je connaisse. Cherchez ailleurs vos philosophes.

J'eus beau me défendre encore quelque temps sur ce ton-là, il fallut céder. Je lui fis du moins promettre, pour mon honneur, qu'elle garderait le secret; et, quand je fus hors d'état de m'en pouvoir dédire et que je voulus parler, je vis que je ne savais par où commencer mon discours; car, avec une personne comme elle, qui ne savait rien en matière de physique, il fallait prendre les choses de bien loin, pour lui prouver que la terre pouvait être une planète, et les planètes autant de terres, et

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