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ROXELANE. Que voulez-vous ? Les empereurs turcs, qui sont extrêmement jaloux de leur autorité, ont négligé, par des raisons de politique, ces douceurs de l'amour si raffinées. Ils ont craint que les belles qui ne dépendraient pas absolument d'eux n'usurpassent trop de pouvoir sur leur esprit, et ne se mêlassent trop des affaires.

A. SOREL. Eh bien! que savent-ils si ce serait un malheur? L'amour est quelquefois bon à bien des choses, et moi qui vous parle, si je n'avais été maîtresse d'un roi de France, et si je n'avais eu beaucoup d'empire sur lui, je ne sais où en serait la France à l'heure qu'il est. Avezvous ouï dire combien nos affaires étaient désespérées sous Charles VII, et en quel état se trouvait réduit tout le royaume, dont les Anglais étaient presque entièrement les maîtres?

ROXELANE. Oui; comme cette histoire a fait grand. bruit, je sais qu'une certaine pucelle sauva la France. C'est donc vous qui étiez cette pucelle-là? Et comment. étiez-vous en même temps maîtresse du roi?

A. SOREL. Vous vous trompez: je n'ai rien de commun avec la Pucelle dont on vous a parlé. Le roi, dont j'étais aimée, voulait abandonner son royaume aux usurpateurs étrangers, et s'aller cacher dans un pays de montagnes où je n'eusse pas été trop aise de le suivre. Je m'avisai d'un stratagème pour le détourner de ce dessein. Je fis venir un astrologue avec qui je m'entendais secrètement, et, après qu'il eut fait semblant de bien étudier ma nativité, il me dit un jour, en présence de Charles VII, que tous les astres étaient trompeurs, ou que j'inspirerais une longue passion à un grand roi. Aussitôt je dis à Charles: « Vous ne trouverez donc pas mauvais, «sire, que je passe à la cour d'Angleterre car vous ne

« voulez plus être roi, et il n'y a pas assez de temps que << vous m'aimez pour avoir rempli ma destinée. » La crainte qu'il eut de me perdre lui fit prendre la résolution d'être roi de France, et il commença dès lors à se rétablir. Voyez combien la France est obligée à l'amour, et combien ce royaume doit être galant, quand ce ne serait que par reconnaissance!

ROXELANE. Il est vrai; mais j'en reviens à ma Pucelle. Qu'a-t-elle donc fait ? L'histoire se serait-elle assez trompée pour attribuer à une jeune paysanne pucelle ce qui appartenait à une dame de la cour maîtresse du roi?

A. SOREL. Quand l'histoire se serait trompée jusqu'à ce point, ce ne serait pas une si grande merveille. Cependant, il est sûr que la Pucelle anima beaucoup les soldats; mais moi, j'avais auparavant animé le roi. Elle fut d'un grand secours à ce prince, qu'elle trouva ayant les armes à la main contre les Anglais; mais, sans moi, elle ne l'eût pas trouvé en cet état. Enfin, vous ne douterez plus de la part que j'ai dans cette grande affaire, quand vous saurez le témoignage qu'un des successeurs* de Charles VII a rendu en ma faveur dans ce quatrain :

Gentille Agnès, plus d'honneur en mérite,

La cause étant de France recouvrer,
Que ce que peut dedans un cloître ouvrer,
Close nonain, ou bien dévot ermite.

Qu'en dites-vous, Roxelane? Vous m'avouerez que, si j'eusse été une sultane comme vous, et que je n'eusse pas eu le droit de faire à Charles VII la menace que je lui fis, il était perdu.

ROXELANE. J'admire la vanité que vous tirez de cette

* François 1er.

petite action. Vous n'aviez nulle peine à acquérir beaucoup de pouvoir sur l'esprit d'un amant, vous qui étiez libre et maîtresse de vous-même; mais moi, tout esclave que j'étais, je ne laissai pas de m'asservir le sultan. Vous avez fait Charles VII roi presque malgré lui, et moi, de Soliman, j'en fis mon époux, malgré qu'il en eût.

A. SOREL. Eh quoi! on dit que les sultans n'épousent jamais?

ROXELANE. J'en conviens; cependant je me mis en tête d'épouser Soliman, quoique je ne pusse l'amener au mariage par l'espérance d'un bonheur qu'il n'cût pas encore obtenu. Vous allez entendre un stratagème plus fin que le vôtre. Je commençai à bâtir des temples et à faire beaucoup d'autres actions pieuses; après quoi, je fis paraître une mélancolie profonde. Le sultan m'en demanda la cause mille et mille fois, et, quand j'eus fait toutes. les façons nécessaires, je lui dis que le sujet de mon chagrin était que toutes mes bonnes actions, à ce que m'avaient dit nos docteurs, ne me servaient de rien, et que, comme j'étais esclave, je ne travaillais que pour Soliman, mon seigneur. Aussitôt Soliman m'affranchit, afin que le mérite de mes bonnes actions tombât sur moimême; mais, quand il voulut vivre avec moi comme à l'ordinaire, et me traiter en sultane du sérail, je lui marquai beaucoup de surprise, et lui représentai, avec un grand sérieux, qu'il n'avait nul droit sur la personne d'une femme libre. Soliman avait la conscience délicate il alla consulter ce cas à un docteur de la loi avec qui j'avais intelligence. Sa réponse fut que le sultan se gardât bien de prendre rien sur moi, qui n'étais plus son esclave, et que, s'il ne m'épousait, je ne pouvais être à lui. Alors, le voilà plus amoureux que jamais. Il n'avait qu'un seul parti à prendre, mais un parti fort extraor

dinaire, et même dangereux, à cause de la nouveauté ; cependant il le prit et m'épousa.

A. SOREL J'avoue qu'il est beau d'assujettir ceux qui se précautionnent tant contre notre pouvoir.

ROXELANE. Les hommes ont beau faire, quand on les prend par les passions, on les mène où l'on veut. Qu'on me fasse revivre et qu'on me donne l'homme du monde le plus impérieux, je ferai de lui tout ce qu'il me plaira, pourvu que j'aie beaucoup d'esprit, assez de beauté et peu d'amour.

DIALOGUE IX.

HÉLÈNE, FULVIE.

HÉLÈNE. Il faut que je sache de vous, Fulvie, une chose qu'Auguste m'a dite depuis peu. Est-il vrai que vous conçûtes pour lui quelque inclination, mais que, comme il n'y répondit pas, vous excitâtes votre mari Marc-Antoine à lui faire la guerre?

FULVIE. Rien n'est plus vrai, ma chère Hélène; car, parmi nous autres mortes, cet aveu ne tire pas à conséquence. Marc-Antoine était fou de la comédienne Cithéride, et j'eusse bien voulu me venger de lui en me faisant aimer d'Auguste; mais Auguste était difficile en maîtresses il ne me trouva ni assez jeune, ni assez belle; et, quoique je lui fisse entendre qu'il s'embarquait dans la guerre civile, faute d'avoir quelques soins pour moi, il me fut impossible d'en tirer aucune complaisance. Je vous dirai même, si vous voulez, des vers qu'il fit sur ce sujet, et qui ne sont pas trop en mon honneur. Les voici :

Parce qu'Antoine est charmé de Glaphire,

(c'est ainsi qu'il appelle Cithéride)

Fulvie à ses beaux yeux me veut assujettir.

Antoine est infidèle. Eh bien! donc, est-ce à dire
Que des fautes d'Antoine on me fera pâtir?

Qui, moi, que je serve Fulvie!
Suffit-il qu'elle en ait envie?

A ce compte, on verrait se retirer vers moi
Mille épouses mal satisfaites.

Aime-moi, me dit-elle, ou combattons. Mais, quoi!
Elle est bien laide! Allons, sonnez, trompettes.

HÉLÈNE. Nous avons donc causé, vous et moi, les deux plus grandes guerres qui aient peut être jamais été : vous celle d'Antoine et d'Auguste, et moi celle de Troie?

FULVIE. Mais il y a cette différence que vous avez causé la guerre de Troie par votre beauté, et moi celle d'Auguste et d'Antoine par ma laideur.

HÉLÈNE. En récompense, vous avez un autre avantage sur moi c'est que votre guerre est beaucoup plus plaisante que la mienne. Mon mari se venge de l'affront qu'on lui a fait en m'aimant, ce qui est assez naturel; et le vôtre vous venge de l'affront qu'on vous a fait en ne vous aimant pas, ce qui n'est pas trop ordinaire aux maris.

FULVIE. Oui, mais Antoine ne savait pas qu'il faisait la guerre pour moi, et Ménélas savait bien que c'était pour vous qu'il la faisait. C'est là un point qu'on ne saurait lui pardonner, car, au lieu que Ménélas, suivi de toute la Grèce, assiégea Troie, pendant dix ans, pour vous retirer d'entre les bras de Pâris, n'est-il pas vrai que, si Pàris eût voulu absolument vous rendre, Ménélas eût dù soutenir dans Sparte un siége de dix ans pour ne vous pas recevoir? De bonne foi, je trouve qu'ils avaient tous perdu l'esprit, tant Grecs que Troyens. Les uns étaient fous de vous redemander, et les autres l'étaient encore plus de vous retenir. D'où vient que tant d'honnêtes gens se sa

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