Page images
PDF
EPUB

siècle, et l'antiquité en profite. On met les anciens bien haut pour abaisser ses contemporains. Quand nous vivions, nous estimions nos ancêtres plus qu'ils ne méritaient; et, à présent, notre postérité nous estime plus que nous ne méritons; mais et nos ancêtres, et nous, et notre postérité, tout cela est bien égal; et je crois que le spectacle du monde serait bien ennuyeux pour qui le regarderait d'un certain œil, car c'est toujours la même chose.

MONTAIGNE. J'aurais cru que tout était en mouvement, que tout changeait, et que les siècles différents avaient leurs différents caractères, comme les hommes. En effet, ne voit-on pas des siècles savants, et d'autres qui sont ignorants? n'en voit-on pas de naïfs, et d'autres qui sont plus raffinés? n'en voit-on pas de sérieux et de badins, de polis et de grossiers?

SOCRATE. Il est vrai.

MONTAIGNE. Et pourquoi donc n'y aurait-il pas des siècles plus vertueux, et d'autres plus méchants?

SOCRATE. Ce n'est pas une conséquence. Les habits changent; mais ce n'est pas à dire que la figure des corps change aussi. La politesse ou la grossièreté, la science ou l'ignorance, le plus ou le moins d'une certaine naïveté, le génie sérieux ou badin, ce ne sont là que les dehors de l'homme, et tout cela change; mais le cœur ne change point, et tout l'homme est dans le cœur. On est ignorant dans un siècle, mais la mode d'être savant peut venir; on est intéressé, mais la mode d'être désintéressé ne viendra point. Sur ce nombre prodigieux d'hommes assez déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut-être deux ou trois douzaines de raisonnables, qu'il faut qu'elle répande par toute la terre; et vous jugez bien qu'ils ne se trouvent jamais nulle part

en assez grande quantité pour y faire une mode de vertu et de droiture.

MONTAIGNE. Cette distribution d'hommes raisonnables se fait-elle également? Il pourrait y avoir des siècles mieux partagés les uns que les autres.

SOCRATE. Tout au plus il y aurait quelque inégalité imperceptible. L'ordre général de la nature a l'air bien

constant.

DIALOGUE VII.

CHARLES V, ÉRASME.

ÉRASME. N'en doutez point, s'il y avait des rangs chez les morts, je ne vous céderais pas la préséance.

CHARLES. Quoi! un grammairien, un savant, et, pour dire encore plus et pousser votre mérite jusqu'où il peut aller, un homme d'esprit prétendrait l'emporter sur un prince qui s'est vu maître de la meilleure partie de l'Europe!

ÉRASME. Joignez-y encore l'Amérique, et je ne vous en craindrais pas davantage. Toute cette grandeur n'était pour ainsi dire qu'un composé de plusieurs hasards, et qui désassemblerait toutes les parties dont elle était formée vous le ferait voir bien clairement. Si Ferdinand, votre grand-père, eût été homme de parole, vous n'aviez presque rien en Italie; si d'autres princes que lui eussent eu l'esprit de croire qu'il y avait des antipodes, Christophe Colomb ne se fût point adressé à lui, et l'Amérique n'était point au nombre de vos États; si, après la mort du dernier duc de Bourgogne, Louis XI eût bien songé à ce qu'il faisait, l'héritière de Bourgogne n'était point pour Maximilien ni les Pays-Bas pour vous; si Henri

de Castille, frère de votre grand'mère Isabelle, n'eût point été en mauvaise réputation auprès des femmes, ou si sa femme n'eût point été d'une vertu assez douteuse, la fille de Henri eût passé pour être sa fille, et le royaume. de Castille vous échappait.

CHARLES. Vous me faites trembler. Il me semble qu'à l'heure qu'il est, je perds ou la Castille, ou les PaysBas, ou l'Amérique, ou l'Italie.

ÉRASME. N'en raillez point. Vous ne sauriez donner un peu plus de bon sens à l'un, ou de bonne foi à l'autre, qu'il ne vous en coûte beaucoup, Il n'y a pas jusqu'à l'impuissance de votre grand-oncle, ou jusqu'à la coquet terie de votre grand'tante, qui ne vous soient nécessaires. Voyez combien c'est un édifice délicat que celui qui est fondé sur tant de choses qui dépendent du hasard !

CHARLES. En vérité, il n'y a pas moyen de soutenir un examen aussi sévère que le vôtre. J'avoue que vous faites disparaître toute ma grandeur et tous mes titres.

ÉRASME. Ce sont là pourtant ces qualités dont vous prétendiez vous parer; je vous en ai dépouillé sans peinc. Vous souvient-il d'avoir ouï dire que l'Athénien Cimon, ayant fait beaucoup de Perses prisonniers, exposa en vente d'un côté leurs habits, et de l'autre leurs corps tout nus, et que, comme les habits étaient d'une grande magnificence, il y eut presse à les acheter; mais que, pour les hommes, personne n'en voulut? De bonne foi, je crois que ce qui arriva à ces Perses-là arriverait à bien d'autres, si l'on séparait leur mérite personnel d'avec celui que la fortune leur a donné.

CHARLES. Mais quel est ce mérite personnel?

ÉRASME. Faut-il le demander? Tout ce qui est en nous : l'esprit, par exemple, les sciences.

CHARLES. Et l'on peut avec raison en tirer de la gloire?

ÉRASME. Sans doute. Ce ne sont pas des biens de fortune, comme la noblesse ou les richesses.

CHARLES. Je suis surpris de ce que vous dites. Les sciences ne viennent-elles pas aux savants comme les richesses viennent à la plupart des gens riches? N'est-ce pas par voie de succession? Vous héritez des anciens, vous autres hommes doctes, ainsi que nous de nos pères. Si on nous a laissé tout ce que nous possédons, on vous a laissé aussi ce que vous savez; et de là vient que beaucoup de savants regardent ce qu'ils ont reçu des anciens avec le même respect que quelques gens regardent les terres et les maisons de leurs aïeux, où ils seraient fâchés de rien changer.

ÉRASME. Mais les grands naissent héritiers de la grandeur de leurs pères, et les savants n'étaient pas nés héritiers des connaissances des anciens. La science n'est point une succession qu'on reçoit, c'est une acquisition toute nouvelle que l'on entreprend de faire; ou, si c'est une succession, elle est assez difficile à recueillir pour être fort honorable.

CHARLES. Eh bien! mettez la peine qui se trouve à acquérir les biens de l'esprit contre celle qui se trouve à conserver les biens de la fortune, voilà les choses égales; car enfin, si vous ne regardez que la difficulté, souvent les affaires du monde en ont bien autant que les spéculations du cabinet.

ÉRASME. Mais ne parlons point de la science, tenonsnous-en à l'esprit : ce bien-là ne dépend aucunement du hasard.

CHARLES. Il n'en dépend point? Quoi! l'esprit ne consiste-t-il pas dans une certaine conformation du cerveau, et le hasard est-il moindre de naitre avec un cerveau bien disposé que de naître d'un père qui soit roi ? Vous

étiez un grand génie; mais demandez à tous les philosophes à quoi il tenait que vous ne fussiez stupide et hébété : presque à rien, à une petite position de fibres ; enfin, à quelque chose que l'anatomie la plus délicate ne saurait jamais apercevoir. Et, après cela, ces messieurs les beaux esprits nous oseront soutenir qu'il n'y a qu'eux qui aient des biens indépendants du hasard, et ils se croiront en droit de mépriser tous les autres hommes !

ÉRASME. A votre compte, être riche ou avoir de l'esprit, c'est le même mérite.

CHARLES. Avoir de l'esprit est un hasard plus heureux; mais, au fond, c'est toujours un hasard.

ÉRASME. Tout est donc hasard?

CHARLES. Oui, pourvu qu'on donne ce nom à un ordre que l'on ne connaît point. Je vous laisse à juger si je n'ai pas dépouillé les hommes encore mieux que vous n'aviez fait vous ne leur ôtiez que quelques avantages de la naissance, et je leur ôte jusqu'à ceux de l'esprit. Si, avant que de tirer vanité d'une chose, ils voulaient s'assurer bien qu'elle leur appartînt, il n'y aurait guère de vanité dans le monde.

DIALOGUE VIII.

AGNÈS SOREL, ROXELANE.

A. SOREL. A vous dire le vrai, je ne comprends point votre galanterie turque. Les belles du sérail ont un amant qui n'a qu'à dire : Je le veux; elles ne goûtent jamais le plaisir de la résistance, et elles ne lui fournissent jamais le plaisir de la victoire, c'est-à-dire que tous les agréments de l'amour sont perdus pour les sultans et pour leurs sultanes.

« PreviousContinue »