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SAPHO. Eh bien! cela veut dire que j'aimais autant que vous étiez aimée.

LAURE. Je n'en suis pas surprise, car je sais que les femmes ont d'ordinaire plus de penchant à la tendresse que les hommes. Ce qui me surprend, c'est que vous ayez marqué à ceux que vous aimiez tout ce que vous sentiez pour eux, et que vous ayez en quelque manière attaqué leur cœur par vos poésies. Le personnage d'une femme n'est que de se défendre.

SAPHO. Entre nous, j'en étais un peu fâchée : c'est une injustice que les hommes nous ont faite. Ils ont pris le parti d'attaquer, qui est bien bien plus aisé que celui de se défendre.

LAURE. Ne nous plaignons point: notre parti a ses avantages. Nous qui nous défendons, nous nous rendons quand il nous plaît; mais eux qui nous attaquent, ils ne sont pas toujours vainqueurs quand ils le voudraient bien.

SAPHO. Vous ne dites pas que si les hommes nous attaquent, ils suivent le penchant qu'ils ont à nous attaquer; mais quand nous nous défendons, nous n'avons pas trop de penchant à nous défendre.

LAURE. Ne comptez-vous pour rien le plaisir de voir, par tant de douces attaques, si longtemps continuées et redoublées si souvent, combien ils estiment la conquête de votre cœur?

SAPHO. Et ne comptez-vous pour rien la peine de résister à ces douces attaques? Ils en voient le succès avec plaisir dans tous les progrès qu'ils font auprès de nous, et nous, nous serions bien fàchées que notre résistance eût trop de succès.

LAURE. Mais enfin, quoique après tous leurs soins ils soient victorieux à bon titre, vous leur faites grâce en

reconnaissant qu'ils le sont. Vous ne pouvez plus vous défendre, et ils ne laissent pas de vous tenir compte de ce que vous ne vous défendez plus.

SAPHO. Ah! cela n'empêche pas que ce qui est une victoire pour eux ne soit toujours une espèce de défaite pour nous. Ils ne goûtent dans le plaisir d'être aimés que celui de triompher de la personne qui les aime, et les amants heureux ne sont heureux que parce qu'ils sont conquérants.

LAURE. Quoi auriez-vous voulu qu'on eût établi que les femmes attaqueraient les hommes?

SAPHO Eh! quel besoin y a-t-il que les uns attaquent et que les autres se défendent? Qu'on s'aime de part et d'autre autant que le cœur en dira.

LAURE. Oh! les choses iraient trop vite, et l'amour est un commerce ́si agréable, qu'on a bien fait de lui donner le plus de durée que l'on a pu. Que serait-ce si l'on était reçu dès que l'on s'offrirait? Que deviendraient tous ces soins qu'on prend pour plaire, toutes ces inquiétudes que l'on sent quand on se reproche de n'avoir pas assez plu, tous ces empressements avec lesquels on cherche un moment heureux, enfin tout cet agréable mélange de plaisirs et de peines qu'on appelle amour? Rien ne serait plus insipide, si l'on ne faisait que s'entr'aider.

SAPHO. Eh bien! s'il faut que l'amour soit une espèce de combat, j'aimerais mieux qu'on eût obligé les hommes à se tenir sur la défensive. Aussi bien, ne m'avezvous pas dit que les femmes avaient plus de penchant qu'eux à la tendresse? A ce compte, elles attaqueraient mieux.

LAURE Oui, mais ils se défendraient trop bien. Quand on veut qu'un sexe résiste, on veut qu'il résiste autant qu'il faut pour faire mieux goûter la victoire à celui qui

attaque, mais non pas assez pour la remporter. Il doit n'être ni si faible qu'il se rende d'abord, ni si fort qu'il ne se rende jamais. C'est là notre caractère, et ce ne serait peut-être pas celui des hommes. Croyez-moi, après qu'on a bien raisonné ou sur l'amour, ou sur telle autre matière qu'on voudra, on trouve, au bout du compte, que les choses sont bien comme elles sont, et que la réforme qu'on prétendrait y apporter gâterait tout.

DIALOGUE VI.

SOCRATE, MONTAIGNE.

MONTAIGNE. C'est donc vous, divin Socrate? Que j'ai de joie de vous voir ! Je suis tout fraîchement venu en ce pays-ci, et, dès mon arrivée, je me suis mis à vous y chercher. Enfin, après avoir rempli mon livre de votre nom et de vos éloges, je puis m'entretenir avec vous, et apprendre comment vous possédiez cette vertu si naïve*, dont les allures étaient si naturelles, et qui n'avaient point d'exemple, même dans les heureux siècles où vous viviez.

SOCRATE. Je suis bien aise de voir un mort qui me paraît avoir été philosophe; mais comme vous êtes nouvellement venu de là-haut, et qu'il y a longtemps que je n'ai vu ici personne (car on me laisse assez seul, et il n'y a pas beaucoup de presse à rechercher ma conversation), trouvez bon que je vous demande des nouvelles. Comment va le monde? N'est-il pas changé?

MONTAIGNE. Extrêmement. Vous ne le reconnaîtriez pas.
SOCRATE. J'en suis ravi. Je m'étais toujours bien douté

· Termes de Montaigne

qu'il fallait qu'il devînt meilleur et plus sage qu'il n'était de mon temps.

MONTAIGNE. Que voulez-vous dire? il est plus fou et plus corrompu qu'il n'a jamais été. C'est le changement dont je voulais parler, et je m'attendais bien à savoir de vous l'histoire du temps que vous avez vu, et où régnait tant de probité et de droiture.

SOCRATE. Et moi, je m'attendais au contraire à apprendre des merveilles du siècle où vous venez de vivre. Quoi! les hommes d'à présent ne sont point corrigés des sottises de l'antiquité ?

MONTAIGNE. Je crois que c'est parce que vous êtes ancien que vous parlez de l'antiquité si familièrement; mais sachez qu'on a grand sujet d'en regretter les mœurs, et que de jour en jour tout empire.

SOCRATE. Cela se peut-il? Il me semble que, de mon temps, les choses allaient déjà bien de travers. Je croyais qu'à la fin elles prendraient un train plus raisonnable, et que les hommes profiteraient de l'expérience de tant d'années.

MONTAIGNE. Eh! les hommes font-ils des expériences? Ils sont faits comme les oiseaux, qui se laissent toujours prendre dans les mêmes filets où l'on a déjà pris cent mille oiseaux de leur espèce. Il n'y a personne qui n'entre tout neuf dans la vie, et les sottises des pères sont perdues pour les enfants.

SOCRATE. Mais quoi! ne fait-on point d'expériences? Je ́croirais que le monde devrait avoir une vieillesse plus sage et plus réglée que n'a été sa jeunesse.

MONTAIGNE. Les hommes de tous les siècles ont les mêmes penchants, sur lesquels la raison n'a aucun pouvoir. Ainsi, partout où il y a des hommes, il y a des sot\tises, et les mêmes sottises.

SOCRATE. Et, sur ce pied-là, comment voudriez-vous que les siècles de l'antiquité eussent mieux valu que le siècle d'aujourd'hui ?

MONTAIGNE. Ah! Socrate, je savais bien que vous aviez une manière particulière de raisonner et d'envelopper si adroitement ceux à qui vous aviez affaire dans des arguments dont ils ne prévoyaient pas la conclusion, que vous les ameniez où il vous plaisait; et c'est ce que vous appeliez être la sage-femme de leurs pensées et les faire accoucher. J'avoue que me voilà accouché d'une proposition toute contraire à celle que j'avançais; cependant je ne saurais encore me rendre. Il est sûr qu'il ne se trouve plus de ces âmes vigoureuses et roides de l'antiquité, des Aristide, des Phocion, des Périclès, ni enfin des Socrate.

SOCRATE. A quoi tient-il? Est-ce que la nature s'est épuisée, et qu'elle n'a plus la force de produire ces grandes âmes? Et pourquoi se serait-elle encore épuisée en rien, hormis en hommes raisonnables? Aucun de ses ouvrages n'a encore dégénéré; pourquoi n'y aurait-il que les hommes qui dégénérassent?

MONTAIGNE. C'est un point de fait ils dégénèrent. Il semble que la nature nous ait autrefois montré quelques échantillons de grands hommes pour nous persuader qu'elle en aurait su faire si elle avait voulu, et qu'ensuite elle ait fait tout le reste avec assez de négligence.

SOCRATE. Prenez garde à une chose. L'antiquité est un objet d'une espèce particulière : l'éloignement le grossit. Si vous eussiez connu Aristide, Phocion, Périclès et moi, puisque vous voulez me mettre de ce nombre, vous eussiez trouvé dans votre siècle des gens qui nous ressemblaient. Ce qui fait d'ordinaire qu'on est si prévenu pour l'antiquité, c'est qu'on a du chagrin contre son

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