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X.

Oracles corrompus.

On corrompait les oracles avec une facilité qui faisait bien voir qu'on avait affaire à des hommes. La Pythie philippise, disait Démosthène, lorsqu'il se plaignait que les oracles de Delphes étaient toujours conformes aux intérêts de Philippe.

Quand Cléomène, roi de Sparte, voulut dépouiller de la royauté Démarat l'autre roi, sous prétexte qu'il n'était pas fils d'Ariston son prédécesseur, et qu'Ariston luimême s'était plaint qu'il lui était né trop peu de temps après son mariage, on envoya à l'oracle sur une question si difficile; et, en effet, elle était de la nature de celles qui ne peuvent être décidées que par les dieux. Mais Cléomène avait pris les devants auprès de la supérieure des prêtresses de Delphes; elle déclara que Démarate n'était point fils d'Ariston. La fourberie fut découverte quelque temps après, et la prêtresse privée de sa dignité. Il fallait bien venger l'honneur de l'oracle, et tâcher de le réparer.

Pendant qu'Hippias était tyran d'Athènes, quelques citoyens qu'il avait bannis obtinrent de la Pythie, à force d'argent, que, quand il viendrait des Lacédémoniens la consulter sur quoi que ce pût être, elle leur dît toujours qu'ils cussent à délivrer Athènes de la tyrannie. Les Lacédémoniens, à qui on redisait toujours la même chose à tout propos, crurent enfin que les dieux ne leur pardonneraient jamais de mépriser des ordres si fréquents, et prirent les armes contre Hippias, quoiqu'il fût leur allié.

Si les démons rendaient les oracles, les démons ne manquaient pas de complaisance pour les princes qui étaient une fois devenus redoutables, et on peut remar quer que l'enfer avait bien des égards pour Alexandre et pour Auguste. Quelques historiens disent nettement qu'Alexandre voulut, d'autorité absolue, être fils de Jupiter Ammon, et pour l'intérêt de sa vanité, et pour l'honneur de sa mère, qui était soupçonnée d'avoir eu quelque amant moins considérable que Jupiter. On y a ajouté qu'avant que d'aller au temple, il fit avertir le dieu de sa volonté, et que le dieu l'exécuta de fort bonne grâce. Les autres auteurs tiennent tout au moins que les prêtres imaginèrent d'eux-mêmes ce moyen de flatter Alexandre. Il n'y a que Plutarque qui fonde toute cette divinité d'Alexandre sur une méprise du prêtre d'Ammon, qui, en saluant ce roi, et lui voulant dire en grec : O mon fils, prononça dans ces mots S au lieu d'une N, parce que, étant Lybien, il ne savait pas trop bien prononcer le grec, et ces mots, avec ce changement, signifiaient: O fils de Jupiter. Toute la cour ne manqua pas de relever cette faute du prêtre à l'avantage d'Alexandre; et sans doute le prêtre lui-même la fit passer pour une inspiration du dieu qui avait conduit sa langue, et confirma, par des oracles, sa mauvaise prononciation. Cette dernière façon de conter l'histoire est peut-être la meil. leure. Les petites origines conviennent assez aux grandes choses.

Auguste fut si amoureux de Livie, qu'il l'enleva à son mari, toute grosse qu'elle était, et ne se donna pas le loisir d'attendre qu'elle fût accouchée pour l'épouser. Comme l'action était un peu extraordinaire, on en consulta l'oracle. L'oracle, qui savait faire sa cour, ne se contenta pas de l'approuver; il assura que jamais un

mariage ne réussissait mieux que quand on épousait une personne déjà grosse. Voilà pourtant, ce me semble, une étrange maxime.

Il n'y avait à Sparte que deux maisons dont on pût prendre des rois. Lysander, un des plus grands hommes. que Sparte ait jamais eus, forma le dessein d'ôter cette distinction trop avantageuse à deux familles et trop injurieuse à toutes les autres, et d'ouvrir le chemin de lat royauté à tous ceux qui se sentiraient assez de mérite pour y prétendre. Il fit pour cela un plan si composé, et qui embrassait tant de choses, que je m'étonne qu'un homme d'esprit en ait pu espérer quelque succès. Plutarque dit fort bien que c'était comme une démonstration de mathématiques, à laquelle on n'arrive que par de longs circuits. Il y avait une femme dans le Pont qui prétendait être grosse d'Apollon. Lysander jeta les yeux sur ce fils d'Apollon pour s'en servir quand il serait né : c'était avoir des vues bien étendues. Il fit courir le bruit que les prêtres de Delphes gardaient d'anciens oracles qu'il ne leur était pont permis de lire, parce qu'Apollon avait réservé ce droit à quelqu'un qui serait sorti de son sang, et qui viendrait à Delphes faire reconnaître sa naissance. Ce fils d'Apollon devait être le petit enfant de Pont; et, parmi ces oracles si mystérieux, il devait y en avoir qui eussent annoncé aux Spartiates qu'il ne fallait donner la couronne qu'au mérite, sans avoir égard aux familles. Il n'était plus question que de composer les oracles, de gagner le fils d'Apollon, qui s'appelait Sile nus, de le faire venir à Delphes, et de corrompre les prêtres. Tout cela était fait, ce qui me paraît fort surprenant; car quelles machines n'avait-il pas fallu faire jouer? Déjà Silenus était en Grèce, et il se préparait à s'aller faire reconnaître à Delphes pour fils d'Apollon; mais, malheu

reusement, un des ministres de Lysander fut effrayé, quoique tard, de se voir embarqué dans une affaire si délicate, et il ruina tout.

On ne peut guère voir un exemple plus remarquable de la corruption des oracles: mais, en le rapportant, je ne veux pas dissimuler ce que mon auteur dissimule; c'est que Lysander avait déjà essayé de corrompre beaucoup d'autres oracles, et n'en avait pu venir à bout. Dodone avait résisté à son argent, Jupiter Ammon avait été inflexible, et même les prêtres du lieu députèrent à Sparte pour accuser Lysander; mais il se tira d'affaire par son crédit. La grande prêtresse même de Delphes avait refusé de lui vendre sa voix; et cela me fait croire qu'il y avait à Delphes deux colléges qui n'avaient rien de commun, l'un de prêtres, et l'autre de prêtresses ; car Lysander, qui ne put corrompre la grande prêtresse, corrompit bien les prêtres. Les prêtresses étaient les seules qui rendissent des oracles de vive voix, et qui fissent les enragées sur le trépied; mais, apparemment, les prêtres avaient un bureau de prophéties écrites, dont ils étaient les maîtres, les dispensateurs et les interprètes.

Je ne doute point que ces gens-là, pour l'honneur de leur métier, ne fissent quelquefois les difficiles avec ceux qui les voulaient gagner, surtout si on leur demandait des choses dont il n'y eût pas lieu d'espérer beaucoup de succès, telle qu'était la nouveauté que Lysander avait dessein d'introduire dans le gouvernement de Sparte. Peut-être même le parti d'Agésilas, qui était alors opposé à celui de Lysander, avait soupçonné quelque chose de ce projet, et avait pris les devants auprès des oracles. Les prêtres d'Ammon eussent-ils pris la peine de venir du fond de la Iybie à Sparte faire un procès à un homme

tel que Lysander, s'ils ne se fussent entendus. avec ses ennemis, et s'ils n'y eussent été poussés par eux ?

XI.

Nouveaux établissements d'oracles.

Les oracles qu'on établissait quelquefois de nouveau, font autant de tort aux démons que les oracles corrompus.

Après la mort d'Ephestion, Alexandre voulut absolument, pour se consoler, qu'Éphestion fût dieu : tous les courtisans y consentirent sans peine. Aussitôt voilà des temples que l'on bâtit à Éphestion en plusieurs villes, des fètes qu'on institue en son honneur, des sacrifices qu'on lui fait, des guérisons miraculeuses qu'on lui attribue, et, afin qu'il n'y manquât rien, des oracles qu'on lui fait rendre. Lucien dit qu'Alexandre, étonné d'abord de voir la divinité d'Éphestion réussir si bien, la crut enfin vraie lui-même, et se sut bon gré de n'être pas seulement dieu, mais d'avoir encore le pouvoir de faire des dieux.

Adrien fit les mêmes folies pour le bel Antinoüs. Il fit bàtir, en mémoire de lui, la ville d'Antinopolis, lui donna des temples et des prophètes, dit saint Jérôme. Or, il n'y avait des prophètes que dans les temples à oracles. Nous avons encore une inscription grecque qui porte:

A ANTINOUS.

LE COMPAGNON DES DIEUX D'EGYPTE, M. ULPIUS APOLLONIUS SON PROPHÈTE.

Après cela, on ne sera pas surpris qu'Auguste ait aussi rendu des oracles, ainsi que nous l'apprenons de Prudence. Assurément, Auguste valait bien Antinoüs et

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