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Quelle charmante idée que celle de l'églogue où une jeune bergère, qui brave l'amour dans l'âge qu'on doit lui consacrer, s'approche, sans être vue, du lieu où deux amants se croient séparés de l'univers, veut être témoin de leurs jeux pour en rire, recueillir leurs entretiens pour s'en moquer, et, bientôt émue de leurs plus innocents badinages, attendrie de leurs discours, sort de ces lieux le cœur rempli du besoin de ce bonheur dont elle a vu l'image! Combien de fois on a rappelé l'églogue où une autre bergère, en donnant, sans s'en douter, des assurances du plus tendre amour, revient sans cesse avec tant de grâce à ce refrain: Mais n'ayons point d'amour, il est trop dangereux! Veut-il peindre l'amour tel qu'il est dans une âme timide et modeste qui n'ose croire au bonheur d'être aimée : il conduit un berger aux pieds d'une statue de l'Amour élevée non dans un temple, mais dans un bocage. Le berger, dans une prière, raconte au dieu les rigueurs dont il gémit, et, dans ce récit, chaque rigueur est un témoignage d'amour. Le dieu sourit de tant d'erreur et d'innocence, et le berger, que ce sourire devrait rassurer, craint encore que ce ne soit un ris moqueur. Quel tableau charmant! A-t-on jamais mieux peint l'amour avec la timidité que si souvent il inspire? Et, ce qui est surprenant, les détails mêmes tirent de ces vues si fines, de ces aperçus ingénieux qui leur ôtent le naturel et la naïveté de l'églogue, je ne sais quel agrément qui plaît, qu'on aime encore... Il est des moments où les âmes les plus sensibles, fatiguées de leurs passions, en aiment mieux l'histoire qui les fait réfléchir avec intérêt que le tableau énergique qui les remue et les agite encore, et alors Fontenelle, dont les sentiments mêmes sont des aperçus profonds, qui peint les passions, mais à l'esprit, leur donne un plaisir mêlé, pour ainsi dire, de sensibilité et de réflexion; et alors l'homme de goût, le poëte même, malgré sa répugnance à parcourir des vers dépouillés de poésie, lit ces églogues avec un intérêt qui étonne son goût, et oublie que celui qui donne tant de plaisir à son esprit blesse quelquefois ses organes.

GARAT.

Il y a deux Fontenelle trés-distincts, bien que, dans une étude attentive, on n'ait pas de peine à retrouver toujours l'un jusqu'au milieu de l'autre. Il y a le Fontenelle bel esprit, coquet, pincé, damoiseau, fade auteur d'églogues et d'opéras, rédacteur du Mercure galant; en guerre ou en chicane avec les Racine, les Despréaux, les La Fontaine; le Fontenelle loué par de Vizé et flagellé par La Bruyère; et, à travers ce Fontenelle primitif, à l'esprit mince, au goût détestable, il y en a un autre qui s'annonce de bonne heure et se dégage lentement, patiemment, mais avec suite, fermeté et certitude; le Fontenelle disciple de Descartes en liberté d'esprit et en étendue d'horizon, l'homme le plus dénué de toute idée préconçue, de toute prévention dans l'ordre de la pensée et dans les matières de l'entendement; comprenant le monde moderne et l'instrument, en partie nouveau, de raisonnement exact et perfectionné qu'on y exige, s'en servant avec finesse, avec justesse et précision, et qui y réconcilie les moins sévères; en un mot, il y a le Fontenelle non plus des ruelles ni de l'Opéra, mais de l'Académie des sciences, le premier et le plus digne organe de ces corps savants, que luimême a conçus dans toute leur grandeur et leur universalité, quand il les a nommés les états généraux de la littérature et de l'intelligence.

Pascal sentait avec tressaillement, avec effroi, la majesté et l'immensité de la nature, quand Fontenelle semble n'en épier que l'adresse. Cet homme-ci n'a point en lui cette géométrie idéale et céleste que conçoivent primordialement un Pascal, un Dante, un Milton, ou même un Buffon; il ne l'a pas, et il ne s'en doute pas il amincit le ciel en l'expliquant. Tout cela est vrai, et pourtant il est un point par lequel Fontenelle va reprendre aussitôt sa revanche sur Pascal lui-même; car, dans cette vue admirablement sentie et embrassée, tant au physique qu'au moral, Pascal, à un endroit, a corrigé lui-même sa

phrase, l'a rétractée et altérée pour faire tourner le soleil autour de la terre, et non la terre autour du soleil. Ce grand esprit, atteint en ceci d'un reste de superstition, recule devant la vérité de Copernic, et laisse indécise la balance. Si inférieur à Pascal comme imagination et comme âme, et, dans un rapport qu'on dirait incommensurable avec lui (nous sommes en style de géométrie), Fontenelle, à titre d'esprit libre et dégagé, d'esprit net, impartial et étendu, reprend lentement ses avantages, et, sur la fin de ce siècle de grandeur, et certes aussi d'illusion et de timidité majestueuse, il ose voir en réalité, et exprimer en douceur, les vérités naturelles telles qu'elles sont. Lå est son originalité, la est sa gloire.

SAINTE-BEUVE.

Tout le monde a parlé de Fontenelle; nul ne l'a bien connu. Fontenelle ne se connaissait pas lui-même; car il était de la nature des femmes, et il pouvait dire de lui ce qu'il disait des femmes, de la peinture et de la musique *.

Ce que Fontenelle aimait le plus et ce qu'il comprenait le moins, c'était lui-même. Aussi, pareil aux avares qui conservent précieusement leur fortune, Fontenelle se conserva pendant cent ans. Il sacrifiait tout à lui-même. Il se sacrifia luimême. Bûcheron armé d'une hache sacrilege, il coupa d'abord toutes les branches folles de la première séve. Peu à peu il coupa les vraies branches.

Fontenelle fuyait les passions comme s'il avait peur de la vie. Aussi n'a-t-il été qu'un fantôme de bonne compagnie. On ne sent jamais son cœur battre; le sang ne court pas dans ses veines; l'infini ne tourmente pas son front. Tel qu'il est pourtant, il a droit de cité dans la république des lettres, parce qu'il représente l'esprit français dépouillé de l'esprit gaulois.

Il y a trois choses que j'ai beaucoup aimées sans y rien comprendre : les femmes, la peinture et la musique.

Fontenelle est de ceux-lá dont il est impossible de peindre fidèlement le portrait; c'est une physionomie mobile comme celle des enfants joueurs et des femmes coquettes; vous croyez l'avoir saisie, mais au même instant l'air de tête a changé; le point lumineux est descendu du regard au sourire; l'âme qui était là s'est tout à coup évanouie c'est encore Fontenelle, mais non plus le même Fontenelle. On ne le reconnaît que par un air de famille. Il faut étudier cette figure originale dans ses œuvres, après avoir lu le sommaire des pages curieuses de sa vie. Fontenelle disait que la postérité ne lisait des chefsd'œuvre que le titre des chapitres. Ainsi pour la vie des hommes célèbres.

L'histoire de Fontenelle serait bientôt racontée. Il a vécu cent ans, mais en vérité était-ce bien la peine de faire le tour d'un siècle? Ce poëte sans poésie, cette femme savante, ce philosophe de ruelle, aurait certes pu mourir un demi-siècle plus tôt, sans nous faire rien perdre, à nous ni à lui-même, hormis un peu de bruit et de fumée. A quatre-vingt-dix-huit ans il disait avec orgueil : « Je n'ai jamais ri ni pleuré. » Plaignons, plaignons cet orgueilleux, parce qu'il n'a jamais ri et parce qu'il n'a jamais pleuré.

Il vint au monde à Rouen, au beau milieu du dix-septième siècle. «En vérité, disait-il plus tard, je n'avais pas l'air d'y venir pour longtemps; j'étais si faible, que la lumière faillit à me tuer. » Sa mère, Marthe Corneille, était sœur des célèbres Pierre et Thomas Corneille. Voilà d'où vient que Fontenelle se fit poëte. Son père, François Le Bouvier, avocat sans gloire, s'entendait assez bien en belles-lettres; c'était un esprit sec, un cœur triste, une àme épineuse. Sa mère avait, par contraste, de la douceur et de l'enjouement. En bonne catholique, elle pardonnait à ses frères leurs chefs-d'œuvre profanes. Le jeune Bernard fit ses premières études au collége des jésuites, dans sa ville natale. Il marcha d'abord à grands pas dans le pays de la science. Ainsi, à treize ans, il fit pour les prix des Palinods un poëme latin sur l'Annonciation, jugé digne d'être imprimé, sinon couronné; mais, à partir de là, il se ralentit un peu. En

philosophie, il s'arrêta court, tout rebuté par les épines de la logique scolastique. Ses camarades espéraient avoir enfin leur revanche. « Or, disait-il longtemps après, je ne pouvais réussir sitôt en philosophie, par cela même que j'étais philosophe. Mais, comme de très-bonne heure je ne me fâchais de rien, je pris alors mon parti de ne rien entendre à la logique; je finis par y entendre quelque chose; bientôt je vis que ce n'était pas la peine d'y rien entendre. >>

Après une ardente étude de la physique, il fit son droit et fut reçu avocat. Une bonne cause lui vint. Il prit la défense d'un pauvre diable accusé peut-être mal à propos. Après quelques explications, les juges allaient absoudre; mais Fontenelle, ne voulant pas perdre le fruit de sa plaidoirie, où il était beaucoup question des Grecs et des Romains, demanda la parole pour achever la réparation. Il plaida en avocat bel esprit. « Il fit si bien, en un mot, dit l'abbé Desfontaines, que les traits qu'il aiguisa devinrent des armes contre l'accusé. » Après la plaidoirie, les juges, fatigués de tant de clinquant et démêlant quelque faux-fuyant, poursuivirent leur office avec rigueur le pauvre diable fut condamné, grâce à l'avocat, qui, sans doute, ne trouva plus personne à défendre.

Thomas Corneille, dans un voyage à Paris, y conduisit Fontenelle. Thomas rédigeait alors avec Vizé le Mercure galant. Ce journal fut ouvert au nouveau venu, qui y répandit les primevères de son imagination, primevères sans fraicheur et sans parfum. Ce fut là qu'il recueillit ses premiers succès. Ainsi, l'année d'après, comme il était retourné à Rouen, Vizé écrivait dans le Mercure l'apologie de la jeune muse normande, en se plaignant de son trop long séjour loin de Paris. Fontenelle y revint après avoir obtenu un accessit de l'Académie française. A peine de retour, il fit sur le scenario de son oncle Thomas les vers de deux opéras qui firent quelque bruit, Psyché et Bellerophon. Ces opéras furent suivis d'une tragédie, Asper, qui serait oubliée sans l'épigramme de Racine sur l'origine des sifflets. Il abandonna le théâtre avec un peu de dépit. C'était un journaliste, rien de plus; il se mit donc à faire du journal

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