Page images
PDF
EPUB

qui voulait; mais on ne laissait pas de les consulter. La coutume a sur les hommes une force qui n'a nullement besoin d'être appuyée de la raison.

VIII

Que d'autres que des philosophes ont assez souvent fait peu de cas des oracles.

Les histoires sont pleines d'oracles, ou méprisés par ceux qui les recevaient, ou modifiés à leur fantaisie. Pactias (Hérodote, 1. I), Lydien, et sujet des Perses, s'étant réfugié à Cumes, ville grecque, les Perses ne manquèrent pas d'envoyer demander qu'on le leur livrât. Les Cuméens firent aussitôt consulter l'oracle des Branchides, pour savoir comment ils en devaient user. L'oracle répondit qu'ils livrassent Pactias. Aristodicus, un des premiers de Cumes, qui n'était pas de cet avis, obtint par. son crédit qu'on envoyât une seconde fois vers l'oracle, et même il se fit mettre du nombre des députés. L'oracle ne lui fit que la réponse qu'il avait déjà faite. Aristodicus, peu satisfait, s'avisa, en se promenant autour du temple, d'en faire sortir de petits oiseaux qui y faisaient leurs nids. Aussitôt il sortit du sanctuaire une voix qui lui criait : « Détestable mortel, qui te donne la << hardiesse de chasser d'ici ceux qui sont sous ma pro«tection? Eh quoi! grand dieu, répondit bien vite Aris«todicus, vous nous ordonnez bien de chasser Pactias <«< qui est sous la nôtre? Oui, je vous l'ordonne, reprit le « dieu, afin que vous, qui êtes des impies, vous péris«< siez plutôt, et que vous ne veniez plus importuner les << oracles sur vos affaires. >>

Il paraît bien que le dieu était poussé à bout, puisqu'il avait recours aux injures; il paraît bien aussi qu'Aristodicus ne croyait pas trop que ce fut un dieu qui rendit ces oracles, puisqu'il cherchait à l'attraper par la comparaison des oiseaux; et après qu'il l'eût attrapé en effet, apparemment il le crut moins dieu que jamais. Les Cuméens eux-mêmes n'en devaient être guère persuadés, puisqu'ils croyaient qu'une seconde députation pouvait le faire dédire, ou que du moins il penserait mieux à ce qu'il devait répondre. Je remarque ici, en passant, que, puisque Aristodicus tendait un piége à ce dieu, il fallait qu'il eût prévu qu'on ne lui laisserait pas chasser les oiseaux d'un asile si saint sans en rien dire, et que par conséquent les prêtres étaient extrêmement jaloux de l'honneur de leurs temples.

Ceux d'Égine (Hérodote, 1. V) ravageaient les côtes de l'Attique, et les Athéniens se préparaient à une expédition contre Égine, lorsqu'il leur vint de Delphes un oracle qui les menaçait d'une ruine entière, s'ils faisaient la guerre aux Éginètes plus tôt que dans trente ans, mais, ces trente ans passés, ils n'avaient qu'à bâtir un temple à Éaque et entreprendre la guerre, et alors tout devait leur réussir. Les Athéniens, qui brùlaient d'envie de se venger, coupèrent l'oracle par la moitié; ils n'y déférèrent qu'en ce qui regardait le temple d'Éaque, et ils le bâtirent sans retardement mais pour les trente ans, ils s'en moquèrent, ils allèrent aussitôt attaquer Égine, et eurent tout l'avantage. Ce n'est point un particulier qui a si peu d'égard pour les oracles; c'est tout un peuple, et un peuple très-superstitieux,

[ocr errors]

Il n'est pas trop aisé de dire comment les peuples païens regardaient leur religion. Nous avons dit qu'ils se contentaient que les philosophes se soumissent aux cé

rémonies; cela n'est pas tout à fait vrai. Je ne sache point que Socrate refusàt d'offrir de l'encens aux dieux, ni de faire son personnage comme les autres dans les fètes publiques; cependant le peuple lui fit son procès sur les sentiments particuliers qu'on lui imputait en matière de religion, et qu'il fallait presque deviner en lui, parce qu'il ne s'en était jamais expliqué ouvertement. Le peuple entrait donc en connaissance de ce qui se traitait dans les écoles de philosophie; et comment souffrait-il qu'on y soutint hautement tant d'opinions contraires au culte établi, et souvent à l'existence même des dieux? Du moins, il savait parfaitement ce qui se jouait sur les théatres. Ces spectacles étaient faits pour lui, et il est sûr que jamais les dieux n'ont été traités avec moins de respect que dans les comédies d'Aristophane. Mercure, dans le Plutus, vient se plaindre de ce qu'on a rendu la vue au dieu des richesses, qui auparavant était aveugle; et de ce que Plutus commençant à favoriser également tout le monde, les autres dieux, à qui on ne fait plus de sacrifices pour avoir du bien, meurent tous de faim. Il pousse la chose jusqu'à demander un emploi, quel qu'il soit, dans une maison bourgeoise, pour avoir du moins de quoi manger. Les oiseaux d'Aristophane sont encore bien libres. Toute la pièce roule sur ce qu'une certaine ville des oiseaux, que l'on a dessein de bâtir dans les airs, interromprait le commerce qui est entre les dieux et les hommes, rendrait les oiseaux maîtres de tout, et réduirait les dieux à la dernière misère. Je vous laisse à juger si tout cela est bien dévot. Ce fut pourtant ce même Aristophane qui commença à exciter le peuple contre la prétendue impiété de Socrate. Il y a là je no sais quoi d'inconcevable qui se trouve souvent dans les affaires du monde.

Il est toujours constant par ces exemples, et il le serait encore par une infinité d'autres, s'il en était besoin, que le peuple était quelquefois d'humeur à écouter des plaisanteries sur sa religion. Il en pratiquait les cérémonies, seulement pour se délivrer des inquiétudes qu'il eût pu avoir en ne les pratiquant pas, mais, au fond, il ne paraît pas qu'il y eût trop de foi. A l'égard des oracles, il en usait de même. Le plus souvent, il les consultait pour n'avoir plus à les consulter; et, s'ils ne s'accommodaient pas à ses desseins, il ne se gênait pas beaucoup pour leur obéir. Ainsi, ce n'était peut-être pas une chose si constante, même parmi le peuple, que les oracles fussent rendus par les divinités.

Après cela, il serait fort inutile de rapporter des histoires de grands capitaines, qui ne se sont pas fait une affaire de passer par-dessus des oracles ou des auspices. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que cela s'est pratiqué même dans les premiers siècles de la république romaine, dans ces temps d'une heureuse grossièreté, où l'on était si scrupuleusement attaché à la religion, et où, comme dit Tite-Live, dans l'endroit même que nous allons citer de lui, on ne connaissait point encore cette philosophie qui apprend à mépriser les dieux. Papirius faisait la guerre aux Samnites; et, dans les conjonctures où l'on était, l'armée romaine souhaitait avec une extrême ardeur que l'on en vînt à un combat. Il fallut auparavant consulter les poulets sacrés; et l'envie de combattre était si générale, que, quoique les poulets ne mangeassent point quand on les mit hors de la cage, ceux qui avaient soin d'observer l'auspice ne laissèrent pas de rapporter au consul qu'ils avaient fort bien mangé. Sur cela le consul promet en même temps à ses soldats et la bataille et la victoire. Cependant il y eut contesta

tion entre les gardes des poulets sur cet auspice, qu'on avait rapporté à faux. Le bruit en vint jusqu'à Papirius, qui dit qu'on lui avait rapporté un auspice favorable, et qu'il s'en tenait là; que, si on ne lui avait pas dit la vérité, c'était l'affaire de ceux qui prenaient les auspices, et que tout le mal devait tomber sur leur tête. Aussitôt il ordonna qu'on mît ces malheureux aux premiers rangs; et avant que l'on eût encore donné le signal de la bataille, un trait partit, sans que l'on sût de quel côté, et alla percer le garde des poulets qui avait rapporté l'auspice à faux. Dès que le consul sut cette nouvelle, il s'écria: « Les dieux sont ici présents, le criminel «est puni; ils ont déchargé toute leur colère sur celui <«< qui la méritait : nous n'avons plus que des sujets d'es«pérances. » Aussitôt il fit donner le signal, et il remporta une victoire entière sur les Samnites.

Il y a bien de l'apparence que les dieux eurent moins de part que Papirius à la mort de ce pauvre garde des poulets, et que le général en voulut tirer un sujet de rassurer les soldats que le faux auspice pouvait avoir ébranlés. Les Romains savaient déjà ces sortes de tours dans les temps de leur plus grande simplicité.

Il faut donc avouer que nous aurions grand tort de croire les auspices ou les oracles plus miraculeux que les païens ne les croyaient eux-mêmes. Si nous n'en sommes pas aussi désabusés que quelques philosophes et quelques généraux d'armées, soyons-le du moins autant que le peuple l'était quelquefois.

Mais tous les païens méprisaient-ils les oracles? Non, sans doute. Eh bien! quelques particuliers qui n'y ont point eu d'égard suffisent-ils pour les décréditer entièrement? A l'autorité de ceux qui n'y croyaient pas, il ne faut qu'opposer l'autorité de ceux qui y croyaient.

« PreviousContinue »