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magnifique. M. Diderot, en pénétrant les profondeurs les plus cachées de la vérité avec une force de génie peu commune, a su allier les vues philosophiques les plus étendues avec l'imagination la plus brillante et avec le sentiment le plus exquis du beau et de ses attributs. Le citoyen J.-J. Rousseau, même en établissant dans ses livres des paradoxes insoutenables, les a défendus avec un style si simple et si mâle, qu'il mérite de participer à la gloire des hommes célèbres que je viens de nommer. Sans eux nous parlerions aujourd'hui un jargon inintelligible. Ces sortes de beautés étaient perdues pour M. de Fontenelle. Le simple, le naturel, le vrai sublime ne le touchaient point: c'était une langue qu'il n'entendait point. J'ai eu souvent occasion de remarquer que, dans tout ce qu'on lui contait ou disait, il attendait toujours l'épigramme. Insensible à tout autre genre de beauté, tout ce qui ne finissait pas par un tour d'esprit était nul pour lui. Il avait vu tous les grands hommes du siècle de Louis XIV; il avait été leur contemporain et même leur rival. Il en parlait peu. Je présume qu'il ne faisait pas grand cas de Molière et de Racine. Pour La Fontaine, il n'en parlait jamais sans en dire du mal. Il y a cependant tel vers de La Fontaine que j'aimerais mieux avoir fait que tous les ouvrages de Fontenelle ensemble. Le grand Corneille était son homme; il l'élevait audessus de tout. Mais ce grand homme était de sa province, son oncle, et puis quel raisonneur! Ce genre de beauté était fait pour toucher M. de Fontenelle. Il a conservé la justesse et la finesse de son esprit jusqu'à sa mort. Sans sa surdité qui l'empêchait de prendre part à la conversation, il eût été aussi agréable dans la société qu'il l'avait été à l'âge de trente ans. Il disait, il n'y a pas longtemps, à une jeune femme, pour lui faire sentir l'impression que sa beauté faisait sur lui : « Ah! si je n'avais que quatre-vingts ans ! » Dans le cours de la maladie qui a terminé sa vie, il disait à quelqu'un qui lui demandait quel mal il sentait : « Aucun, si ce n'est celui d'exister. Je sens une grande difficulté d'être. » C'était mieux parler qu'il ne lui appartenait. Une femme connue (madame Grimaud), âgée de cent rois ans, ayant été le voir il y a six mois, lui dit : « Il semble,

Monsieur, que la Providence nous ait oubliés sur la terre. » M. de Fontenelle porta finement son doigt sur sa bouche, et lui dit : « Chut! » C'était par une infinité de pareils mots et de tours ingénieux que son commerce était devenu très-agréable dans la société, à laquelle ses talents l'avaient rendu recommandable d'ailleurs. Sa vie privée a été uniforme et tranquille. On le citait comme le modèle d'un homme sage. Combien de fois on a opposé sa conduite à celle de M. de Voltaire! Mais les grands hommes ne sont pas toujours les meilleures têtes. On peut pardonner bien des sottises à l'imagination rapide et brillante de l'auteur de Zaïre; il les a rachetées par trop de beautés ; et il est vrai en ce sens que la sagesse d'un esprit froid ne vaut pas les sottises d'un génie bouillant.

Un reproche qu'on a souvent fait à M. de Fontenelle, c'est celui d'avoir le cœur peu sensible. On disait de lui (et il était vrai) qu'il n'avait jamais ni ri ni pleuré. Ce trait caractérise assez un homme. Il ne connaissait point le tumulte des passions, les émotions violentes, ni tous ces mouvements impétueux dont les plus grands hommes sont souvent maîtrisés; mais aussi son cœur froid et stérile n'avait jamais senti le pouvoir enchanteur de la beauté, les impressions vives et délicieuses de la vertu, ni le charme et la douceur de l'amitié. Quand, avec ces dispositions, on observe religieusement les lois de la société, de l'honneur et de la bienséance publique. on est exempt de reproche; mais on n'en est pas moins digne de pitié. Milord Hyde, homme de beaucoup de mérite, qui, de son cabinet de Paris, a dirigé quelque temps la chambre basse de Londres, et qui est mort ici d'une chute de cheval à un age peu avancé, disait, à propos de la longue carrière de M. de Fontenelle, que pour lui il vivait ses cent ans dans un quart d'heure beau mot qui prouve si bien les avantages d'une âme sensible sur un cœur qui ne sent rien ! Il est difficile de vivre beaucoup de temps dans un quart d'heure quand on n'aime que l'épigramme. Elle faisait toujours impression à M. de Fontenelle; mais on ne dit point qu'il ait jamais été affecté par la peinture. par la musique, par les prestiges de l'art et de l'imi

tation. M. Diderot l'ayant vu, il y a deux ou trois ans, pour la première fois de sa vie, ne put s'empêcher de verser quelques larmes sur la vanité de la gloire littéraire et des choses humaines. M. de Fontenelle s'en aperçut, et lui demanda compte de ces pleurs. « J'éprouve, lui répondit M. Diderot, un sentiment singulier. » Au mot de sentiment, M. de Fontenelle l'arrêta, et lui dit en souriant : « Monsieur, il y a quatre-vingts ans que j'ai relégué le sentiment dans l'églogue. » Réponse très-propre à sécher les larmes que l'amour de l'humanité et la tendresse d'un cœur sensible faisaient couler. M. de Fontenelle se vantait volontiers de n'avoir jamais demandé service à personne. Il pouvait ajouter : « Ni rendu. » Une femme de beaucoup d'esprit et de mérite (madame Geoffrin), en laquelle il avait beaucoup de confiance, et qu'il a nommée pour l'exécution de son testament, dit que, pour le porter à obliger ou à rendre service, il n'y avait qu'un moyen : c'était de lui ordonner ce qu'il devait faire. Il n'avait point de réplique aux il faut. Il n'aurait jamais senti ce qui n'eût été que convenable ou à propos. Il aurait eu vraisemblablement peu d'amis, si la vanitė d'être lié avec un homme célèbre ne lui en eût conservé quelques-uns. C'est cette grande indifférence qui faisait le fond de son caractère; il la portait sur tout, et elle nuisait souvent à la justesse de son esprit, principalement dans toutes les choses qui étaient du ressort du sentiment. Il disait que, s'il eût tenu la vérité dans ses mains comme un oiseau, il l'aurait étouffée, tant il regardait le plus beau présent du ciel inutile et dangereux pour le genre humain! Il n'avait nulle opinion en fait de religion, et cette indifférence qu'il a conservée toute sa vie est bien plus simple dans un esprit vraiment philosophique que sa tiédeur à l'égard de la vérité. Il disait encore que, s'il avait dans son coffre un papier horrible et capable de le déshonorer aux yeux de la postérité, il ne se donnerait pas la peine de l'en tirer et de le brûler, pourvu qu'il fût sûr de le dérober à la connaissance du public durant sa vie. Ce sentiment n'est pas naturel. « La honte est un des premiers sentiments de l'homme en société, et la honte nous fait redouter le mépris même au

delà du trépas,» nous dit M. Diderot dans un de ses ouvrages qui va paraître. C'était un mot d'autant plus extraordinaire dans la bouche de M. de Fontenelle, qu'il avait un goût excessif pour la louange. Il n'était rien moins que difficile sur ce chapitre, et l'esprit le plus ingénieux, le plus épigrammatique, le plus délicat en galanterie, ne s'offensait point des éloges les plus plats et les plus lourds que de certaines gens lui prodiguaient. Un homme lui ayant dit un jour : « Je voudrais vous louer, mais il me faudrait la finesse de votre esprit.-N'importe, lui répondit M. de Fontenelle, louez toujours. » Je l'ai entendu se plaindre de ce que les étrangers, et surtout les Anglais, faisaient plus de cas de lui que de ses compatriotes. Madame Geoffrin lui répondit à cela fort plaisamment : « C'est que nous vous voyons de trop prės. Vous savez, ajouta-t-elle, que nul héros n'est un grand homme pour son valet de chambre. » Ces traits peuvent suffire pour vous donner une idée du caractère de cet homme célébre, à qui il ne manquait, pour être grand, qu'une imagination plus vive échauffée par un cœur sensible. Il est vrai que ce n'est pas peu de chose. Avec tant de lumière dans l'esprit, il n'a pu entrer dans la carrière du génie, et le défaut de sensibilité l'a laissé sans goût; il l'a exposé, comme nous avons remarqué, à servir de modèle à toute une classe de mauvais écrivains; il a rendu ses jugements en fait de goût téméraires, faux et de nulle conséquence. On sait avec combien d'efforts M. de Fontenelle et M. de La Motte ont combattu le mérite des anciens. Deux athlètes de cette force n'ont cependant fait que pitié, malgré la pénétration et la logique dont ils se piquaient, et dont ils se sont parés inutilement dans cette ridicule et vaine dispute. Il serait difficile d'amasser sur un sujet plus de platitudes que celles qu'on a fait imprimer pour prouver la supériorité des modernes sur les anciens. On eùt dit que M. de Fontenelle, M. de La Motte et l'abbé Terrasson n'avaient fait tous ces efforts que pour prouver la misère et la pauvreté de l'esprit, lorsqu'il n'est pas guidé par le sentiment. C'est un aveugle qui marche avec confiance dans les ténèbres, qui s'égare méthodiquement, et dont chaque pas conduit à une nouvelle erreur

Malheur à un peuple si jamais ses Fontenelle et ses La Motte réussissent à abattre la statue d'Homère et de Sophocle, de Cicéron et de Virgile! Sous quels noms le génie sera-t-il révéré sur la terre, si ce n'est sous les noms immortels de ces grands hommes?

GRIMM.

C'est surtout dans les éloges des savants qu'on trouve et tous les défauts et tous les charmes de cette manière tant critiquée et tant louée, qui n'aurait pas dû avoir plus d'imitateurs qu'elle n'a eu de modėles. Fontenelle veut plaire, mais c'est surtout pour faire penser, et il se crée un style où la pensée tire tous ses agréments d'elle-même, où le talent n'est que la richesse de l'esprit, où des idées toujours inattendues et toujours piquantes forment un jeu continuel de contrastes imprévus, de rapports singuliers et nouveaux, qui réveillent toujours l'attention par la surprise. Fontenelle songe toujours à ses lecteurs, qui le suivent toujours avec facilité. Sa marche tient à une connaissance profonde de l'esprit humain. Il jette un voile sur les idées trèsclaires, rend avec une extrême clarté les idées très-profondes, exerce toujours l'attention, ne la fatigue jamais, et surprend également l'esprit et par ce qu'il lui cache et par ce qu'il lui dévoile. Il distribue à son gré l'ombre et la lumière sur des idées très-philosophiques, et se sert de ce mélange adroit, l'un des secrets des beaux-arts, soit pour flitter le goût, soit pour ne pas trop alarmer les préjugés.

Qui aurait cru que, privé de tous les talents et presque de tous les sentiments que l'églogue exige, Fontenelle cependant devait faire des églogues qui sont des ouvrages charmants? Oui, ces églogues doivent plaire infiniment à tous ceux qui, dans les arts de l'esprit, consultent plus encore leurs plaisirs que leurs principes... Comment se défend-on d'estimer, d'admirer même, dans ces églogues, l'invention toujours heureuse des sujets, le dessin toujours ingénieux et simple de l'action?

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