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quelle lumière dans l'éloignement où il est du soleil ! Le soleil même, qu'ils voient cent fois plus petit que nous ne le voyons, n'est pour eux qu'une petite étoile blanche et pâle, qui n'a qu'un éclat et une chaleur bien faible; et, si vous le mettiez dans nos pays les plus froids, dans le Groënland ou dans la Laponie, vous les verriez suer à grosses gouttes et expirer de chaud. S'ils avaient de l'eau, ce ne serait point de l'eau pour eux, mais une pierre polie, un marbre; et l'esprit-de-vin, qui ne gèle jamais ici, serait dur comme nos diamants.

Vous me donnez une idée de Saturne qui me glace, dit la marquise, au lieu que tantôt vous m'échauffiez en me parlant de Mercure. Il faut bien, répliquai-je, que les deux mondes, qui sont aux extrémités de ce grand tourbillon, soient opposés en toutes choses.

Ainsi, reprit-elle, on est bien sage dans Saturne; car vous m'avez dit que tout le monde était fou dans Mercure. Si on n'est pas bien sage dans Saturne, repris-je, du moins, selon toutes les apparences, on y est bien. flegmatique. Ce sont des gens qui ne savent ce que c'est que de rire, qui prennent toujours un jour pour répondre à la moindre question qu'on leur fait, et qui eussent trouvé Caton d'Utique trop badin et trop folâtre.

Il me vient une pensée, dit-elle. Tous les habitants de Mercure sont vifs, tous ceux de Saturne sont lents. Parmi nous, les uns sont vifs, les autres lents: cela ne viendrait-il point de ce que notre terre étant justement au milieu des autres mondes, nous participons des extrémités? Il n'y a point pour les hommes de caractère fixe et déterminé : les uns sont faits comme les habitants de Mercure, les autres comme ceux de Saturne, et nous sommes un mélange de toutes les espèces qui se trouvent dans les autres planètes. J'aime assez cette idée, repris-je :

nous formons un assemblage si bizarre, qu'on pourrait croire que nous serions ramassés de plusieurs mondes différents. A ce compte, il est assez commode d'être ici : on y voit tous les autres mondes en abrégé.

Du moins, reprit la marquise, une commodité fort réelle qu'a notre monde par sa situation, c'est qu'il n'est ni si chaud que celui de Mercure ou de Vénus, ni si froid que celui de Jupiter ou de Saturne. De plus, nous sommes justement dans un endroit de la terre où nous ne sentons l'excès ni du chaud ni du froid. En vérité, si un certain philosophe rendait grâce à la nature d'être homme et non pas bête, Grec et non pas Barbare, moi je veux lui rendre grâce d'être sur la planète la plus tempérée de l'univers, et dans un des lieux les plus tempérés de cette planète.

Si vous m'en croyez, madame, répondis-je, vous lui rendrez grâce d'être jeune et non pas vieille; jeune et belle, et non pas jeune et laide; jeune et belle Française, et non pas jeune et belle Italienne. Voilà bien d'autres. sujets de reconnaissance que ceux que vous tirez de la situation de votre tourbillon, ou de la température de votre pays.

Mon Dieu! répliqua-t-elle, laissez-moi avoir de la reconnaissance sur tout, jusque sur le tourbillon où je suis placée. La mesure de bonheur qui nous a été donnée est assez petite; il n'en faut rien perdre, et il est bon d'avoir pour les choses les plus communes et les moins considérables un goût qui les mette à profit. Si on ne voulait que des plaisirs vifs, on en aurait peu; on les attendrait longtemps, et on les payerait bien. Vous me promettez donc, répliquai-je, que, si on vous proposait de ces plaisirs vifs, vous vous souviendriez des tourbillons et de moi, et que vous ne nous négligeriez pas tout à fait?

Oui, répondit-elle; mais faites que la philosophie me fournisse toujours des plaisirs nouveaux. Du moins pour demain, répondis-je, j'espère qu'ils ne vous manqueront pas. J'ai des étoiles fixes qui passent tout ce que vous avez vu jusqu'ici.

CINQUIÈME SOIR.

Que les étoiles fixes sont autant de soleils, dont chacun éclaire un monde.

La marquise sentit une vraie impatience de savoir ce que les étoiles fixes deviendraient. Seront-elles habitées comme les planètes? me dit-elle. Ne le seront-elles pas? Enfin, qu'en ferons-nous? Vous le devineriez peut-être si vous en aviez bien envie, répondis-je. Les étoiles fixes ne sauraient être moins éloignées de la terre que de vingt-sept mille six cent soixante fois la distance d'ici au soleil, qui est de trente-trois millions de lieues; et, si vous fàchiez un astronome, il les mettrait encore plus loin. La distance du soleil à Saturne, qui est la planète la plus éloignée, n'est que de trois cent trente millions de lieues; ce n'est rien par rapport à la distance du soleil ou de la terre aux étoiles fixes, et on ne prend pas la peine de la compter. Leur lumière, comme vous voyez, est assez vive et assez éclatante. Si elles la recevaient du soleil, il faudrait qu'elles la reçussent déjà bien faible après un si épouvantable trajet; il faudrait que, par une réflexion qui l'affaiblirait encore beaucoup, elles nous la renvoyassent à cette même distance. Il serait impossible qu'une lumière, qui aurait essuyé une réflexion et fait deux fois un semblable chemin, eût cette force et cette

vivacité qu'a celle des étoiles fixes. Les voilà donc lumineuses par elles-mêmes, et toutes, en un mot, autant de soleils.

Ne me trompé-je point, s'écria la marquise, ou si je vois où vous me voulez mener? M'allez-vous dire : « Les étoiles fixes sont autant de solers; notre soleil est le centre d'un tourbillon qui tourne autour de lui: pourquoi chaque étoile fixe ne sera-t-elle pas aussi le centre d'un tourbillon qui aura un mouvement autour d'elle? Notre soleil a des planètes qu'il éclaire; pourquoi chaque étoile fixe n'en aura-t-elle pas aussi qu'elle éclairera? » Je n'ai à vous répondre, lui dis-je, que ce que répondit Phèdre à Énone : C'est toi qui l'as nommé.

Mais, reprit-elle, voilà l'univers si grand que je m'y perds; je ne sais plus où je suis; je ne suis plus rien. Quoi! tout sera divisé en tourbillons jetés confusément les uns parmi les autres? Chaque étoile sera le centre d'un tourbillon, peut-être aussi grand que celui où nous sommes? Tout cet espace immense, qui comprend notre soleil et nos planètes, ne sera qu'une petite parcelle de l'univers? Autant d'espaces pareils que d'étoiles fixes? Cela me confond, me trouble, m'épouvante. Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise. Quand le ciel n'était que cette voûte bleue où les étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait petit et étroit; je m'y sentais comme oppressé. Présentement qu'on a donné infiniment plus d'étendue et de profondeur à cette voûte, en la partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assurément l'univers a toute une autre magnificence. La nature n'a rien épargné en le produisant; elle a fait une profusion de richesses tout à fait digne d'elle. Rien n'est si beau à se représenter que ce nombre

prodigieux de tourbillons dont le milieu est occupé par un soleil qui fait tourner les planètes autour de lui. Les habitants d'une planète d'un de ces tourbillons infinis voient de tous côtés les soleils des tourbillons dont ils sont environnés; mais ils n'ont garde d'en voir les planètes, qui, n'ayant qu'une lumière faible, empruntée de leur soleil, ne la poussent point au delà de leur monde.

Vous m'offrez, dit-elle, une espèce de perspective si longue, que la vue n'en peut attraper le bout. Je vois clairement les habitants de la terre; ensuite vous me faites voir ceux de la lune et des autres planètes de notre tourbillon assez clairement à la vérité, mais moins que ceux de la terre. Après eux viennent les habitants des planètes des autres tourbillons. Je vous avoue qu'ils sont tout à fait dans l'enfoncement, et que, quelque effort que je fasse pour les voir, je ne les aperçois presque point. Et, en effet, ne sont-ils pas presque anéantis par l'expression même dont vous êtes obligé de vous servir en parlant d'eux? Il faut que vous les appeliez les habitants d'une des planètes de l'un de ces tourbillons, dont le nombre est infini. Nous-mêmes, à qui la même expression convient, avouez que vous ne sauriez presque plus nous démêler au milieu de tant de mondes. Pour moi, je commence à voir la terre si effroyablement petite, que je ne crois pas avoir désormais d'empressement pour aucune chose. Assurément, si on a tant d'ardeur de s'agrandir, si on fait desseins sur desseins, si on se donne tant de peine, c'est que l'on ne connaît pas les tourbillons. Je prétends bien que ma paresse profite de mes nouvelles lumières; et quand on me reprochera mon indolence, je répondrai : Ah! si vous saviez ce que c'est que les étoiles fixes! Il faut qu'Alexandre ne l'ait pas su, répli quai-je; car un certain auteur, qui tient que la lune est

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