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en faveur de sa vieillesse, et son cartésianisme en faveur des anciennes opinions qui, dans sa jeunesse, avaient été celles de l'Europe.

Enfin, on l'a regardé comme le premier des hommes dans l'art nouveau de répandre de la lumière et des grâces sur les sciences abstraites, et il a eu du mérite dans tous les autres genres qu'il a traités. Tant de talents ont été soutenus par la connaissance des langues et de l'histoire; et il été, sans contredit, au-dessus de tous les savants qui n'ont pas eu le don de l'invention.

Son Histoire des Oracles, qui n'est qu'un abrégé très-sage et très-modéré de la grande histoire de Van Dale, lui fit une querelle assez violente avec quelques jésuites compilateurs de la Vie des Saints, qui avaient précisément l'esprit des compilateurs. Ils écrivirent à leur manière contre le sentiment raisonnable de Van Dale et de Fontenelle. Le philosophe de Paris ne répondit point*; mais son ami, le savant Basnage, philosophe de Hollande, répondit, et le livre des compilateurs ne fut pas lu. Plusieurs années après, le jésuite Le Tellier, confesseur de Louis XIV, ce malheureux auteur de toutes les querelles qui ont produit tant de mal et tant de ridicule en France, déféra Fontenelle à Louis XIV, comme un athée, et rappela l'allégorie de Méro et d'Énégu. Marc-René de Paulmi, marquis d'Argenson, alors lieutenant de police, et depuis garde des sceaux, écarta la persécution qui allait éclater contre Fontenelle, et ce philosophe le fait assez entendre dans l'éloge du garde des sceaux d'Argenson, prononcé dans l'Académie des sciences. Cette anecdote est plus curieuse que tout ce qu'a dit l'abbé Trublet de Fontenelle. Mort le 9 janvier 1757, âgé de cent ans moins un mois et deux jours.

VOLTAIRE.

Basnage pressa longtemps Fontenelle de répondre à Baltus: « Mon parti est pris, répondit Fontenelle, je ne répondrai point au livre du jésuite; je con« sens que le diable ait été prophète, puisque Baltus le veut, et qu'il trouve « cela plus orthodoxe. »

Je n'entreprendrai pas de peindre M. de Fontenelle; je connais ma partie et l'étendue de mes lumières; je vous dirai seulement comme il s'est montré à moi. Vous connaissez sa figure, il l'a aimable. Personne ne donne une si haute idée de son caractère; esprit profond et lumineux, il voit où les autres ne voient plus; esprit original, il s'est fait une route nouvelle, ayant secoué le joug de l'autorité; enfin un de ces hommes destinés à donner le ton à leur siècle. A tant de qualités solides, il joint les agréables; esprit maniéré, si j'ose hasarder ce terme, qui pense finement, qui sent avec délicatesse, qui a un goût juste et sûr, une imagination vive et légère, remplie d'idées riantes; elle pare son esprit et lui donne un tour; il en a les agréments sans en avoir les illusions; il l'a sage et châtiée; il met les choses à leur juste valeur; l'opinion ni l'erreur ne prennent point sur lui; c'est un esprit sain; rien ne l'étonne ni ne l'altère, dépouillé d'ambition, plein de modération, un favori de la raison, un philosophe fait des mains de la nature; car il est né ce que les autres deviennent.

Je lui crois le cœur aussi sain que l'esprit; jamais il n'est agité de sentiments violents, de fièvre ardente; ses mœurs sont pures, ses jours sont égaux et coulent dans l'innocence. Il est plein de probité et de droiture; il est sûr et secret; on jouit avec lui du plaisir de la confiance, et la confiance est la fille de l'estime; il a les agréments du cœur sans en avoir les besoins, nul sentiment ne lui est nécessaire. Les âmes tendres et sensibles sentent ces besoins du cœur plus qu'on ne sent les autres nécessités de la vie. Pour lui il est libre et dégagé; aussi ne s'unit-on qu'à son esprit, et on échappe à son cœur. Il peut avoir pour les femmes un sentiment machinal, la beauté faisant sur lui une assez grande impression; mais il est incapable de sentiments vifs et profonds. Il a un comique dans l'esprit qui passe jusqu'à son cœur, qui fait sentir que l'amour n'est pour lui ni sérieux ni respecté. Il ne demande aux femmes que le

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mérite de la figure des que vous plaisez à ses yeux, cela lui suffit, et tout autre mérite est perdu.

Il sait faire un bon usage de son loisir et de ses talents. Comme il a de tous les esprits, il écrit sur tous les sujets; mais la plus grande partie de ce qu'il fait doit être l'objet de nos admirations, et non pas de nos connaissances. Il fait des vers en homme d'esprit, et non pas en poëte. Il y a pourtant des morceaux de lui qui pourraient être avoués des meilleurs maîtres. Des grands sujets il passe aux bagatelles avec un badinage noble et léger. Il semble que les grâces vives et riantes l'attendent à la porte de son cabinet pour le conduire dans le monde, et le montrer sous une autre forme; sa conversation est amusante et aimable. Il a une manière de s'énoncer simple et noble, des termes propres sans être recherchés; il a le talent de la parole et les lèvres de la persuasion. Il montre aussi de la retenue, mais de la retenue on en fait aisément du dédain; il donne l'impression d'un esprit dégoûté par la délicatesse. Peu blessé des injures qu'on peut lui faire, la connaissance de luimême le rassure, et sa propre estime lui suffit. Je suis de ses amies depuis longtemps; je n'ai jamais connu personne d'un caractère si aisé. Comme l'imagination ne le gouverne point, il n'a pas la chaleur des amitiés naissantes, aussi n'en a-t-il pas le danger. Il connaît parfaitement les caractères, il vous donne le degré d'estime que vous méritez, il ne vous élève pas plus haut qu'il ne faut; il vous met à votre place, mais aussi il ne vous en fait pas descendre. Vous voyez bien qu'un pareil caractère n'est fait que pour être estimé. Vous pouvez donc badiner et vous amuser avec lui, mais ne lui en donnez et ne lui en demandez pas davantage.

LA MARQUISE DE LAMBERT.

M. de Fontenelle est un de ces hommes rares, qui, témoin pendant un siècle de toutes les révolutions de l'esprit humain, en a lui-même opéré quelques-unes, et préparé les causes de

plusieurs autres. Né sans génie, il doit tous ses succès à la clarté, à la netteté et à la précision de son esprit ; à un certain style brillant, ingénieux et fleuri dont il a été le créateur, et dont il y a eu depuis de si mauvais copistes. M. de Fontenelle était un des plus célèbres sectateurs de Descartes. Aujourd'hui que le newtonianisme a triomphé, en France comme dans le reste de l'Europe éclairée, de toutes les autres formules de fỏi en philosophie, il n'y a guère plus ici de partisans de Descartes que M. de Mairan et quelques autres vieux académiciens peu connus. Un temps viendra où les disciples de Newton n'auront pas plus de vogue que les sectateurs du cartésianisme. Tout est révolution dans l'esprit humain, ainsi que dans l'ordre physique et moral de l'univers. Les écoles se détruisent les unes les autres; le nom des grands hommes seul restera, comme ces immenses pyramides d'Égypte durent, s'il est permis de parler ainsi, malgré l'effort des siècles et les ravages du temps. Toute cette foule de philosophes subalternes, sectateurs de l'opinion des autres, disparaîtra et sera effacée du souvenir des hommes. Les noms de Newton, Leibnitz, Descartes, Bacon, ainsi que ceux d'Aristote et de Platon, seront en vénération aussi longtemps qu'il y aura de la philosophie et des lettres. Ce qui pourra sauver M. de Fontenelle de l'oubli où les apôtres d'une religion passagère ne peuvent manquer de tomber, c'est le mérite réel d'avoir rendu le premier la philosophie populaire en France. Les Mondes, l'Histoire des Oracles, et plusieurs autres ouvrages de M. de Fontenelle, sont devenus des livres classiques. Les gens du monde, alors si ignorants et si bornés, les femmes mêmes, dont les goûts et les occupations ont une si grande influence dans ce qui concerne l'esprit et les mœurs des Français, ont puisé dans ses ouvrages les principes d'une philosophie saine et éclairée. L'esprit philosophique, aujourd'hui si généralement répandu, doit donc ses premiers progrés à M. de Fontenelle. Tout, jusqu'aux agréments de son style qu'un goût sévėre condamnerait sans doute, a contribué à étendre les limites de la lumière, l'amour de la vérité et l'empire de la raison. Il est vrai que M. de Fontenelle, en nous éclairant ainsi, a pensé

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porter un coup funeste au goût de la nation. Son style, son coloris et sa manière d'écrire offrent une vaste carrière au faux bel esprit, et si ses opinions et celles de M. de Lamotte eussent prévalu dans le public sur le cri plus fort de la nature, et sur l'effet tranquille mais constant de ses beautés, c'en était fait de notre goût; nous aurions vu renaître le siècle des Voiture et d'autres écrivains plus minces encore. Nous aurions bientôt ressemblé à ces enfants qui troqueraient volontiers l'Hercule Farnėse ou la Vénus de Médicis contre une poupée de nos boutiques de la rue Saint-Honoré. Pour juger de la grandeur du péril que nous avons couru, pour sentir combien cette manière qu'on voulait établir était détestable, on n'a qu'à lire les copistes de M. de Fontenelle rien n'est plus déplaisant, ni plus insupportable que les ouvrages dont ils ont accablé le public. Heureusement, et je ne sais par quel miracle, il est arrivé cette fois ce qu'on n'a peut-être jamais vu arriver. Le bien que M. de Fontenelle nous a fait par l'esprit philosophique qui règne dans ses ouvrages a eu son effet. Le mal qu'il aurait pu nous faire par son style n'a eu aucune suite fâcheuse; c'est une obligation éternelle que la nation aura à M. de Voltaire, et dont, ce me semble, elle ne sent pas assez l'étendue. Ce grand homme est venu à point nommé pour arrêter les progrès du faux bel esprit. Grâces à lui, il n'y a guère plus aujourd'hui que M. l'abbé Trublet ou quelques autres écrivains de cette force qui passent leur vie à contourner des phrases et à entortiller laborieusement une diction puérile, ou qui emploient leur temps, comme disait M. de Voltaire de M. de Marivaux, à peser des riens dans des balances de toile d'araignée. La philosophie facile et popu laire de M. de Voltaire, son style simple, naturel et original à la fois, le charme inexprimable de son coloris, nous ont bientôt fait mépriser tous ces tours épigrammatiques, cette précision louche et ces beautés mesquines, auxquels des copistes sans goût avaient procuré une vogue passagère. M. de Voltaire a été secondé depuis par tout ce que nous avons eu de bons esprits parmi nous. M. de Buffon, philosophe peut-être peu profond, s'est fait admirer comme l'écrivain le plus élevé et le plus

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