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laissons parler le monde, et donnons-nous aux tourbillons. Je ne vous connaissais pas de pareils emportements, repris-je; c'est dommage qu'ils n'aient que les tourbillons pour objet. Ce qu'on appelle un tourbillon, c'est un amas de matière dont les parties sont détachées les unes des autres, et se meuvent toutes en un même sens; permis à elles d'avoir, pendant ce temps là, quelques petits mouvements particuliers, pourvu qu'elles suivent toujours le mouvement général. Ainsi, un tourbillon de vent, c'est une infinité de petites parties d'air, qui tournent en rond toutes ensemble, et enveloppent ce qu'elles rencontrent. Vous savez que les planètes sont portées dans la matière céleste, qui est d'une subtilité et d'une agitation prodigieuse. Tout ce grand amas de matière céleste, qui est depuis le soleil jusqu'aux étoiles fixes, tourne en rond, et, emportant avec soi les planètes, les fait tourner toutes en un même sens autour du soIeil, qui occupe le centre, mais en des temps plus ou moins longs, selon qu'elles en sont plus ou moins éloignées. Il n'y a pas jusqu'au soleil qui ne tourne sur luimême, parce qu'il est justement au milieu de toute cette matière céleste. Vous remarquerez, en passant, que, quand la terre serait dans la place où il est, elle ne pourrait encore faire moins que de tourner sur elle

même.

Voilà quel est le grand tourbillon dont le soleil est comme le maître; mais en même temps les planètes se composent de petits tourbillons particuliers, à l'imitation de celui du soleil. Chacune d'elles, en tournant autour du soleil, ne laisse pas de tourner autour d'elle-même, et fait tourner aussi autour d'elle en même sens une certaine quantité de cette matière céleste, qui est toujours prête à suivre tous les mouvements qu'on lui veut don

ner, s'ils ne la détournent pas de son mouvement général. C'est là le tourbillon particulier de la planète, et elle le pousse aussi loin que la force de son mouvement se peut étendre. S'il faut qu'il tombe dans ce petit tourbillon quelque planète moindre que celle qui y domine, la voilà emportée par la grande, et forcée indispensablement à tourner autour d'elle, et le tout ensemble; la grande planète, la petite, et le tourbillon qui les renferme, n'en tournent pas moins autour du soleil C'est ainsi qu'au commencement du monde nous nous fìmes suivre par la lune, parce qu'elle se trouva dans l'étendue de notre tourbillon et tout à fait à notre bienséance. Jupiter, dont je commençais à vous parler, fut plus heureux ou plus puissant que nous. Il y avait dans son voisinage quatre petites planètes; il se les assujettit toutes quatre; et nous, qui sommes une planète principale, croyez-vous que nous l'eussions été, si nous nous fussions trouvés proches de lui? Il est mille fois plus gros que nous; il nous aurait engloutis sans peine dans son tourbillon, et nous ne ferions qu'une lune de sa dépendance, au lieu que nous en avons une qui est dans la nôtre; tant il est vrai que le seul hasard de la situation décide souvent de toute la fortune qu'on doit avoir!

Et qui nous assure, dit la marquise, que nous demeurerons toujours où nous sommes? Je commence à craindre que nous ne fassions la folie de nous approcher d'une planète aussi entreprenante que Jupiter, ou qu'il ne vienne vers nous pour nous absorber; car il me paraît que, dans ce grand mouvement où vous dites qu'est la la matière céleste, elle devrait agiter les planètes irrégulièrement, tantôt les approcher, tantôt les éloigner les unes des autres. Nous pourrions aussitôt y gagner qu'y perdre, répondis-je; peut-être irions-nous soumettre à

notre domination Mercure ou Mars, qui sont de plus petites planètes, et qui ne nous pourraient résister, Mais nous n'avons rien à espérer ni à craindre; les planètes se tiennent où elles sont, et les nouvelles conquêtes leur sont défendues, comme elles l'étaient autrefois aux rois de la Chine. Vous saviez bien que, quand on met de l'huile avec de l'eau, l'huile surnage. Qu'on mette sur ces deux liqueurs un corps extrêmement léger, l'huile le soutiendra, et il n'ira pas jusqu'à l'eau. Qu'on y mette un autre corps plus pesant, et qui soit justement d'une certaine pesanteur, il passera au travers de l'huile, qui sera trop faible pour l'arrêter, et tombera jusqu'à ce qu'il rencontre l'eau, qui aura la force de le soutenir. Ainsi dans cette liqueur, composée de deux liqueurs qui ne se mêlent point, deux corps inégalement pesants se mettent à deux places différentes, et jamais l'un ne montera ni l'autre ne descendra. Qu'on mette encore d'autres liqueurs, qui se tiennent séparées, et qu'on y plonge d'autres corps, il arrivera la même chose. Représentezvous que la matière céleste, qui remplit ce grand tourbillon, a différentes couches qui s'enveloppent les unes les autres, et dont les pesanteurs sont différentes, comme celles de l'huile et de l'eau, et des autres liqueurs. Les planètes ont aussi différentes pesanteurs; chacune d'elles, par conséquent, s'arrête dans la couche qui a précisément la force nécessaire pour la soutenir, et qui lui fait équilibre, et vous voyez bien qu'il n'est pas possible qu'elle en sorte jamais.

Je conçois, dit la marquise, que ces pesanteurs-là règlent fort bien les rangs. Plût à Dieu qu'il y eût quelque chose de pareil qui les réglât parmi nous, et qui fixât les gens dans les places qui leur sont naturellement convenables! me voilà fort en repos du côté de Jupiter. Je suis

bien aise qu'il nous laisse dans notre petit tourbillon, avec notre lune unique. Je suis d'humeur à me borner aisément, et je ne lui envie point les quatre qu'il a.

Vous auriez tort de les lui envier, repris-je; il n'en a point plus qu'il ne lui en faut. Il est cinq fois plus éloigné du soleil que nous ; c'est-à-dire qu'il en est à cent soixante-cinq millions de lieues, et par conséquent ses lunes ne reçoivent et ne lui renvoient qu'une lumière assez faible. Le nombre supplée au peu d'effet de chacune Sans cela, comme Jupiter tourne sur lui-même en dix heures, et que ses nuits, qui n'en durent que cinq, sont fort courtes, quatre lunes ne paraîtraient pas si nécessaires. Celle qui est la plus proche de Jupiter fait son cercle autour de lui en quarante-deux heures, la seconde en trois jours et demi, la troisième en sept, la quatrième en dix-sept; et, par l'inégalité même de leurs cours, elles s'accordent à lui donner les plus jolis spectacles du monde. Tantôt elles se lèvent toutes quatre ensemble, et puis se séparent presque dans le moment; tantôt elles sont toutes à leur midi rangées l'une au-dessus de l'autre; tantôt on les voit toutes quatre dans le ciel, à des distances égales; tantôt, quand deux se lèvent, deux autres se couchent surtout j'aimerais à voir ce jeu perpétuel d'éclipses qu'elles font; car il ne se passe point de jour qu'elles ne s'éclipsent les unes les autres, ou qu'elles n'éclipsent le soleil; et, assurément, les éclipses s'étant rendues familières en ce monde-là, elles y sont un sujet de divertissement et non pas de frayeur, comme en celui-ci.

Et vous ne manquerez pas, dit la marquise, à faire habiter ces quatre lunes, quoique ce ne soient que de petites planètes subalternes destinées seulement à en éclairer une autre pendant ses nuits? N'en doutez nulle

ment, répondis-je; ces planètes n'en sont pas moins dignes d'être habitées, pour avoir le malheur d'être asservies à tourner autour d'une autre plus importante.

Je voudrais donc, reprit-elle, que les habitants des quatre lunes de Jupiter fussent comme des colonies de Jupiter; qu'elles eussent reçu de lui, s'il était possible, leurs lois et leurs coutumes; que, par conséquent, elles lui rendissent quelque sorte d'hommage, et ne regardassent la grande planète qu'avec respect. Ne faudrait-il point aussi, lui dis-je, que les quatre lunes envoyassent, de temps en temps, des députés dans Jupiter, pour lui prêter serment de fidélité? Pour moi, je vous avoue que le peu de supériorité que nous avons sur les gens de notre lune, me fait douter que Jupiter en ait beaucoup sur les habitants des siennes ; et je crois que l'avantage auquel il puisse le plus raisonnablement prétendre, c'est de leur faire peur. Par exemple, dans celle qui est la plus proche de lui, ils le voient seize cents fois plus grand que notre lune ne nous paraît. Quelle monstrueuse planète suspendue sur leurs têtes! En vérité, si les Gaulois craignaient anciennement que le ciel ne tombât sur eux et ne les écrasât, les habitants de cette lune auraient bien plus de sujet de craindre une chute de Jupiter. C'est peut-être là aussi la frayeur qu'ils ont, dit-elle, au lieu de celle des éclipses dont vous m'avez assuré qu'ils sont exempts, et qu'il faut bien remplacer par quelque autre sottise. Il le faut de nécessité absolue, répondis-je. L'inventeur du troisième système dont je vous parlais l'autre jour, le célèbre Tycho-Brahé, un des plus grauds astronomes qui furent jamais, n'avait garde de craindre les éclipses, comme le vulgaire les craint; il passait sa vie avec elles. Mais croiriez-vous bien ce qu'il craignait en leur place? Si, en sortant de son logis, la première per

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