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épais, n'apercevaient plus les objets que d'une manière confuse; les autres étaient devenus très-sourds; plusieurs étaient tellement poursuivis par l'odeur dú sulfure de carbone qu'ils la retrouvaient partout.

A une époque encore plus avancée de la maladie, la mémoire s'altère : plusieurs ouvriers oublient ce qu'ils ont à faire, et commettent de nombreuses fautes dans leur travail; d'autres sont tourmentés par des maux de tête, des éblouissements et des douleurs dans les membres; la force des bras est diminuée; les jambes, affaiblies, fléchissent, et la démarche est chancelante comme dans l'ivresse. La pâleur de la peau, le teint terreux, la décoloration des membranes muqueuses, tous les indices d'une altération générale de l'économie, viennent s'ajouter à ces derniers symptômes.

M. Delpech a fait cette remarque importante, que les ouvriers attachés aux fabriques de caoutchouc éprouvent des accidents beaucoup moins graves que ceux qui travaillent en chambre. On comprend, en effet, que le travail dans les grandes usines, s'opérant à l'air libre ou dans des pièces bien aérées, la vapeur toxique du sulfure se dissémine dans l'air à mesure de sa production, et affecte moins les organes des personnes qui y séjournent. Mais l'ouvrier qui, dans un étroit réduit, se livre isolément à la préparation des objets confectionnés en caoutchouc, donne une prise beaucoup plus large à l'action délétère de ces vapeurs. La pièce où il travaille est de dimensions exiguës; l'air s'en renouvelle rarement et avec difficulté. Souvent, plusieurs ouvriers sont réunis dans le même logement. Ils couchent dans la même pièce qui a servi aux opérations de la journée. Pères et enfants restent exposés, pendant la nuit entière, aux dangereuses émanations du sulfure. On comprend donc que les accidents, comparativement les plus graves, aient été observés par M. Delpech chez les ouvriers en chambre.

Comment parer aux effets désastreux du sulfure de carbone? Sans aucun doute, le moyen le plus simple et le meilleur consisterait à supprimer, dans l'industrie, l'emploi de ce dissolvant, à en revenir à l'huile pyrogénée du caoutchouc, à s'en tenir à la benzine ou à l'essence de térébenthine, qui pourraient remplir le même rôle. Malheureusement, l'action dissolvante de ces divers produits est bien inférieure à celle du sulfure de carbone, et l'industrie du caoutchouc ne saurait rétrograder ainsi vers l'époque de ses débuts. Ce qu'il faut donc, c'est parer aux dangers de l'emploi d'une substance que l'on ne peut plus aujourd'hui songer à proscrire. M. Delpech a donné pour cela des conseils excellents, marqués au coin de la pratique, et que nous allons résumer.

La première précaution à prendre, selon M. Delpech, serait d'interdire, autant que possible, aux ouvriers en chambre, l'usage du sulfure de carbone. Il importe, en effet, de préserver ces individus, malgré eux-mêmes, de l'empoisonnement volontaire auquel ils se soumettent pour obtenir un salaire plus élevé. Il est certain, d'un autre côté, qu'il y a un danger réel pour la santé publique à laisser se développer des vapeurs aussi vénéneuses au sein de maisons habitées, qui sont, d'ailleurs, pour la plupart, peu aérées et placées dans des quartiers industriels où s'entasse une population nombreuse. M. Delpech a vu des familles entières profondément atteintes; il y a là des femmes, des enfants, que la loi ou des règlements de salubrité doivent protéger et défendre. Il faudrait donc interdire d'employer, au moins à dose considérable ou d'une manière continue, le sulfure de carbone dans des logements dépendant de maisons habitées.

Dans les fabriques, les dangers sont moindres pour les ouvriers, mais ils n'en sont pas moins réels. On sait que l'on confectionne beaucoup d'objets en caoutchouc, en dissolvant cette substance dans le sulfure de carbone, et

en appliquant cette dissolution sur des moules; en s'évaporant, la dissolution laisse pour résidu l'enduit solide de caoutchouc avec la forme qu'on a voulu lui donner. C'est principalement dans cette dernière période des opérations que réside le danger pour la santé des ouvriers: car, pendant la dessiccation des moules et le maniement des dissolutions, il se dégage, à l'état de vapeurs, des masses énormes de sulfure qui, nécessairement, sont respirées par l'ouvrier.

Pour atténuer, autant que possible, les dangers de cette opération, il faudrait exiger, d'abord, que les cuves de dissolution fussent fermées avec soin, au moyen d'une fermeture hydraulique, par exemple, et qu'on n'en tirât jamais que la quantité nécessaire au travail immédiat.

Mais il est une propriété curieuse du sulfure de carbone qui, mise à profit, peut rendre les accidents beaucoup moins fréquents.

Le poids spécifique de la vapeur du sulfure de carbone est considérable; il est représenté par le chiffre 2,67 : ces vapeurs pèsent donc plus de deux fois autant que l'air sous le même volume: aussi est-ce à la partie inférieure des appartements qu'elle s'accumule; dans les fabriques les lieux placés le plus bas en sont toujours pénétrés. Il résulte de cette accumulation des vapeurs dans les lieux déclives, un danger réel, puisque, dans les usines, les caves laissées ouvertes en sont souvent remplies. Si l'on exigeait que les ateliers où il se dégage abondamment des vapeurs de sulfure fussent élevés au-dessus du sol, et que le plancher inférieur fût à claire-voie, il en résulterait que presque toutes les vapeurs, abandonnant l'atelier, se porteraient dans cette partie de l'usine. Là, toutefois, un danger nouveau se présenterait, si des appareils de ventilation, mus par la machine à vapeur qui fonctionne dans toutes les usines un peu importantes, n'étaient employés à entraîner au dehors les émanations délétères. On pourrait

peut-être même diriger ces vapeurs dans les fournaux, pour les y enflammer, et ainsi les détruire et les utiliser tout à la fois. Cette prescription ne ferait d'ailleurs que s'ajouter naturellement à celle qui a pour but de forcer les usines à brûler la fumée de leurs foyers, et que des règlements récents ont rendue obligatoire, ainsi que nous l'avons déjà dit dans le cours de cet ouvrage.

On est d'autant plus fondé à exiger des fabricants les précautions que nous venons de mentionner, que, dans d'autres industries, l'utilité d'une ventilation puissante s'est manifestée de la manière la plus heureuse. Il suffit, pour mettre ce fait hors de doute, de rappeler les excellentes dispositions que d'Arcet avait fait adopter pour préserver les ouvriers doreurs de l'action nuisible des vapeurs de mercure, lorsque la dorure du bronze et des autres métaux au moyen du mercure était le seul procédé employé dans les ateliers.

Ce serait entrer encore dans les vues de la législation qui régit l'industrie, que d'interdire absolument d'employer des enfants dans les ateliers où il se dégage des vapeurs de sulfure de carbone. Le système nerveux des enfants est plus facilement accessible que celui des adultes aux effets toxiques analogues à ceux que subissent les ouvriers en caoutchouc. Il serait donc important que des règlements salutaires vinssent soustraire l'enfance à une influence qui peut avoir pour elle de si tristes résultats.

A côté de ces moyens généraux, se placent les conseils. à donner aux ouvriers qui, quoi qu'on fasse et souvent par leur faute, subiront toujours, bien qu'à un degré plus faible, l'influence des vapeurs du sulfure de carbone. Selon M. Delpech, les ouvriers des fabriques de caoutchouc devraient être logés à une assez grande distance de l'usine, afin que, chaque jour, en allant à leur travail et en revenant chez eux, ils fussent forcés de respirer largement un air pur, et de laisser leurs vêtements s'aérer et perdre l'o

deur du sulfure. Une propreté extrême, des lavages répétés, devraient leur être recommandés. Ils ne pourraient prendre leurs repas dans les ateliers, et ils passeraient à l'air libre les moments de repos; ils éviteraient surtout de la manière la plus complète les excès alcooliques, dont M. Delpech a plusieurs fois reconnu la fâcheuse influence sur le développement des accidents toxiques.

Enfin, malgré l'aptitude plus grande qu'acquiert un ouvrier à une fonction unique qu'il remplit chaque jour, il serait désirable qu'il s'établit dans les usines à caoutchouc un roulement, combiné de telle manière que les ateliers à dégagement de sulfure ne fussent occupés par chaque ouvrier que pendant un certain temps. On remplacerait le personnel à chaque opération de quinzaine en quinzaine, par exemple, et même à des intervalles plus rapprochés.

Tel est l'ensemble des moyens préventifs ou hygiéniques proposés par M. Delpech, dans le mémoire intéressant où il a exposé les fruits de ses utiles observations.

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Le phosphore rouge.- Propriétés toxiques du phosphore. - Innocuité du phosphore rouge.- Travaux de MM. Caussé et Chevallier sur les moyens de parer aux dangers du phosphore comme substance toxique. Expériences nouvelles de MM. Orfila neveu et Rigout.

Le conseil de salubrité a été saisi, en 1856, d'une question des plus importantes pour l'hygiène publique : il s'agit de substituer au phosphore ordinaire, pour la préparation des allumettes chimiques, une variété physique de ce corps, le phosphore rouge, qui est dépourvu de toute pro-. priété toxique. L'importance de cette question, d'un véritable intérêt public, nous engage à l'exposer ici avec quelques détails. Nous allons donc montrer sur quels faits, sur quelles considérations on s'appuie pour demander que

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