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L'ANNÉE

SCIENTIFIQUE

ET INDUSTRIELLE.

I

LE PERCEMENT DE L'ISTHME DE SUEZ.

La civilisation tout entière est intéressée à l'œuvre admirable du percement de l'isthme de Suez; aussi cette question excite-t-elle en ce moment chez tous les peuples le plus ardent intérêt. Il n'est personne qui ne désire être exactement renseigné sur cette magnifique entreprise, sur les circonstances qui l'ont amenée et qui doivent faciliter son exécution, sur les chances de son accomplissement prochain, sur les résultats qu'elle est appelée à produire dans l'équilibre du monde et les intérêts du commerce universel.

C'est pour répondre à ces désirs du public que nous allons essayer de présenter un exposé sommaire de la question de l'établissement d'un canal maritime de la Méditerranée à la mer Rouge. Laissant de côté les considérations politiques, internationales ou commerciales, nous examinerons ce sujet au seul point de vue technique ou scienti

fique. L'exécution matérielle de la voie maritime qui se prépare, et les diverses questions qui se rattachent à ce point principal, tel est l'objet que nous allons considérer dans cette étude1.

Histoire des divers projets relatifs au canal de Suez.

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Nécos. Sa destruction sous les califes. - Projet de Leibnitz. Bonaparte. Erreur des ingénieurs de l'expédition d'Egypte.. Origine du projet actuel. M. de Lesseps.- Firman de concession du pacha d'Égypte.

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Travaux de la Commission internationale.

Depuis les temps les plus reculés, les intérêts commerciaux ont appelé l'attention du monde sur la jonction de la Méditerranée et de la mer Rouge. Ces deux mers ne sont, en effet, séparées l'une de l'autre que par un intervalle de 30 lieues, intervalle qui était beaucoup moindre au commencement des temps historiques, et qui, selon toute apparence, devait être nul dans les premiers âges du monde, de telle sorte que les deux mers communiquaient alors librement entre elles. Des dépôts de sable, des alluvions jetées par la Méditerranée et la mer Rouge, ont sans doute élevé peu à peu la barrière qui sépare aujourd'hui l'Egypte de l'Asie. On comprend donc que la réunion de ces deux mers, qui baignent de riantes et fertiles contrées, ait préoccupé, à toutes les époques, les souverains et les conquérants de l'Égypte. Les avantages offerts par ce grand projet firent tenter plus d'une fois l'accomplissement d'une œuvre si éminemment utile aux relations des peuples de notre hémisphère.

Il est établi historiquement qu'un canal reliant la Mé

1. La carte représentant l'isthme de Suez, qui se trouve placée à la fin de ce volume, permettra au lecteur de suivre facilement tous les détails de cet exposé

diterranée à la mer Rouge a existé en Égypte dès les temps les plus reculés, et ne disparut que par la négligence des populations à demi barbares de ces contrées. Seulement, ce canal n'était pas la jonction naturelle des deux mers; le Nil avait été pris comme moyen intermédiaire. Un canal avait été creusé entre la mer Rouge et le Nil, et le reste de la communication avec la mer s'établissait par l'embouchure de ce grand fleuve dans la Méditerranée.

Entrepris par Nécos, fils de Psamméticus, 630 ans avant l'ère chrétienne, ce canal fut achevé par Darius, fils d'Hystaspe, après que les Perses se furent emparés de l'Égypte. Hérodote, témoin oculaire de ce qu'il raconte, cinquante ans après Darius, l'a vu en pleine activité. Il commençait à Bubaste, sur le Nil; se dirigeant à l'est et ensuite au sud, il venait aboutir, sur la mer Rouge, à Patymos. Les Ptolémées l'entretinrent et l'améliorèrent. Strabon, plus exact encore qu'Hérodote, et qui voyageait en Égypte peu de temps avant l'ère chrétienne, vit aussi le canal chargé de navires. Les empereurs romains, et surtout Adrien, y firent exécuter des travaux et des accroissements considérables. Mais les califes, qui l'avaient fait d'abord réparer, le laissèrent dépérir, et il paraît que la navigation cessa complétement en 775, sous le califat d'Abou Giafar-al-Mansour. On trouve encore, sur le sol égyptien, des traces nombreuses et très-apparentes de cette ancienne voie de navigation.

Vers le milieu du XVIIe siècle, Leibnitz présenta à Louis XIV un mémoire sur le rétablissement de la navigation ouverte par les pharaons, et fermée par l'incurie des califes. Pendant près de huit années consécutives, le marquis de Nointel, ambassadeur de France à Constantinople, s'épuisa en efforts infructueux auprès de la Sublime Porte. En 1758, sous le règne du sultan Moustapha III, le baron de Tott faisait encore une dernière tentative; mais,

à cette époque, un abîme séparait l'Orient de l'Occident. C'est à la République française qu'était réservée la gloire de porter dans ces contrées les bienfaits de la civilisation, et de réveiller l'Égypte de son sommeil séculaire.

Napoléon, dès son arrivée en Egypte, chargea une commission d'ingénieurs de rechercher s'il serait possible de rétablir l'ancienne voie de navigation intérieure qui avait existé dans ce pays. La question fut résolue par ces savants dans le sens affirmatif. Le rapport composé à ce sujet par l'ingénieur Lepère fut remis à Paris, le 6 décembre 1800, au premier consul; il fait partie de la grande publication qui renferme la collection des travaux des savants de l'expédition d'Egypte.

Mais ce travail, qui constitue une pièce historique trèsintéressante, contenait une erreur des plus graves, et qui a été souvent reprochée aux ingénieurs chargés des opérations du nivellement. C'est, en effet, dans ce rapport què se trouve confirmée, par des observations bien faites en apparence, cette assertion, renouvelée des anciens, que le niveau de la mer Rouge est plus élevé que celui de la Méditerranée. Suivant les ingénieurs dont M. Lepère résumait les opérations, la mer Rouge était de 9, 908 audessus de l'autre mer, qui n'en était cependant éloignée que de 30 lieues. Les difficultés que durent rencontrer les opérations du nivellement, accomplies précipitamment, sous la seule protection des armées et presque sous le feu de l'ennemi, expliquent et font comprendre cette erreur. Mais hâtons-nous de dire que cette opinion ne fut pas admise par tous les savants de cette époque. L'illustre Laplace protesta toujours contre ce résultat extraordinaire, que ses théories sur le système du monde et l'équilibre des mers ne lui permettaient pas d'accueillir. Le grand mathématicien Fourier partageait l'avis de Laplace, et il l'a exprimé un grand nombre de fois.

De nos jours, il a été constaté, par plusieurs vérifica

tions irrécusables, que le génie pénétrant de Laplace et de Fourier avait eu raison contre les ingénieurs de la Commission d'Egypte, et que les deux mers, sauf la différence des marées, sont parfaitement de niveau. C'est un fait qui est désormais acquis à la science.

Le canal que proposait d'établir M. Lepère n'était que l'ancien canal des pharaons. Selon ses calculs, ce travail devait coûter seulement de 25 à 30 millions. La prise d'eau était à Bubaste, sur le Nil, avec une dérivation sur le Caire, en amont. De Bubaste, il se dirigeait par l'Ouadée-Toumilat vers le lac Timsah; tournant au sud, il descendait vers Suez et la mer Rouge. C'était donc toujours la pensée d'un canal purement égyptien, destiné uniquement à relier le Caire à Suez et le Nil à la mer Rouge. La longueur de ce canal devait être assez petite, et il ne devait guère livrer passage qu'à de grosses barques.

Le départ de Bonaparte et la mort de Kléber empêchèrent de mettre ce projet à exécution. Lorsque M. Lepère lui remit, à son départ pour la France, le rapport de la Commission: « La chose est grande, dit Bonaparte, ce n'est pas moi qui pourrai l'accomplir; mais le gouvernement turc trouvera peut-être un jour sa conservation et sa gloire dans l'exécution de ce projet. »

D

Méhémet-Ali reçut quelques propositions pour relier le Nil à la mer Rouge. Le prince de Metternich, entre autres, lui avait adressé des instructions pour l'engager à tenter cette grande entreprise; mais il les repoussa. Le moment n'était pas encore arrivé pour l'Egypte de voir s'exécuter un projet destiné à transformer ce pays.

En 1840, l'Europe s'émut sérieusement de la situation. de l'Egypte, à l'occasion des éventualités de guerre que soulevait la question d'Orient. L'attention se portait vers ces vastes et belles contrées, qui menaçaient de devenir le théâtre d'une guerre européenne. C'est à la suite de ces préoccupations que, dans l'année 1841, des officiers an

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