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demandez. Xantus commanda à sa femme de faire chauffer

de l'eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver ellemême les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire, quoiqu'il sùt fort bien qu'il ne méritoit pas cet honneur ; mais il disoit en lui-même : C'est peut-être la coutume d'en user ainsi. On le fit asseoir au haut bout, il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blâmer son cuisinier; rien ne lui plaisoit : ce qui étoit doux, il le trouvoit trop salé; et ce qui étoit trop salé, il le trouvoit doux. L'homme sans souci le laissoit dire, et mangeoit de toutes ses dents. Au dessert, on mit sur la table un gâteau que la femme du` philosophe avoit fait : Xantus le trouva mauvais, quoiqu'il fût très bon. Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j'aie jamais mangée; il faut brûler l'ouvrière, car elle ne fera de sa vie rien qui vaille : qu'on apporte des fagots. Attendez, dit le paysan, je m'en vais querir ma femme, on ne fera qu'un bûcher pour toutes les deux. Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l'espérance de jamais attraper le Phrygien.

Or, ce n'étoit pas seulement avec son maître qu'Ésope

trouvoit occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l'avoit envoyé en certain endroit : il rencontra en chemiu le magistrat, qui lui demanda où il alloit. Soit qu'Ésope fût distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu'il n'en savoit rien. Le magistrat, tenant à mépris et irrév éreuce cette réponse, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisoient : Ne voyez-vous pas, dit-il, que j'ai très bien répondu? Savois-je qu'on me feroit aller où je vais ? Le magistrat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d'avoir un esclave si plein d'esprit.

Xantus, de sa part, voyoit par-là de quelle importance

Il lui étoit de ne point affranchir Ésope, et combien la possession d'un tel esclave lui faisoit d'honneur. Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Ésope, qui les servoit, vit que les fumées leur échauffoient déjà la cervelle, aussi-bien au maître qu'aux écoliers. La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrés : le premier, de volupté; le second, d'ivrognerie; le troisième, de fureur. On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s'en donna jusqu'à perdre la raison, et à se vanter qu'il boiroit la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu'il avoit dit, gagea sa maison qu'il boiroit la mer tout entière; et, pour assurance de la gageure, il déposa l'anneau qu'il avoit au doigt.

Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrêmement surpris de ne plus trouver son anneau, lequel il tenoit fort cher. Ésope lui dit qu'il étoit perdu, et que sa maison l'étoit aussi par la gageure qu'il avoit faite. Voilà le philosophe bien alarmé : il pria Esope de lui enseigner une défaite. Ésope s'avisa de celle-ci.

Quand le jour que l'on avoit pris pour l'exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe. Celui de ses disciples qui avoit gagé contre lui triomphoit déjà. Xantus dit à l'assemblée : Messieurs, j'ai gagé véritablement que je boirois toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans : c'est pourquoi, que celui qui a gagé contre moi détourne leur cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. Chacun admira l'expédient que Xantus avoit trouvé pour sortir à son honneur d'un si mauvais pas. Le disciple confessa qu'il étoit vaincu, et demanda pardon à son maître. Xantus fut reconduit jusqu'en son logis avec acclamation.

La Fontaine. Fables,

Pour récompense, Ésope lui demanda la liberté. Xantus la lui refusa, et dit que le temps de l'affranchir n'étoit pas encore venu; si toutefois les dieux l'ordonnoient ainsi, il y consentoit: partant, qu'il prît garde au premier présage qu'il auroit étant sorti du logis; s'il étoit heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa vue, la liberté lui seroit donnée; s'il n'en voyoit qu'une, qu'il ne se lassât point d'être esclave. Ésope sortit aussitôt. Son maître étoit logé à l'écart, et apparemment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu'il aperçut deux corneilles qui s'abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir lui-même s'il disoit vrai. Tandis que Xantus venoit, l'une des corneilles s'envola. Me tromperas-tu toujours? dit-il à Esope: qu'on lui donne les étrivières. L'ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Ésope, on vint inviter Xantus à un repas; il promit qu'il s'y trouveroit. Hélas! s'écria Ésope, les présages sont bien menteurs! moi, qui ai vu deux corneilles, je suis battu; mon maître, qui n'en a vu qu'une, est prié de noces. Ce mot plut tellement à Xantus, qu'il commanda qu'on cessât de fouetter Ésope; mais quant à la liberté, il ne se pouvoit résoudre à la lui donner, encore qu'il la lui promît en diverses occasions.

Un jour ils se promenoient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu'on y avoit mises. Xantus en aperçut une qu'il ne put entendre, quoiqu'il demeurât long-temps à en chercher l'explication. Elle étoit composée des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénument que cela passoit son esprit. Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, lui dit Ésope, quelle

récompense aurai-je? Xantus lui promit la liberte et la moitié du trésor. Elles signifient, poursuivit Ésope, qu'à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un. En effet, ils le trouvèrent après avoir creusé quelque peu dans terre. Le philosophe fut sommé de tenir parole; mais il reculoit toujours. Les dieux me gardent de t'affranchir, dit-il à Ésope, que tu ne m'aies donné avant cela l'intelligence de ces lettres! ce me sera un autre trésor plus précieux que celui lequel nous avons trouvé. On les aici gravées, poursuivit Ésope, comme étant les premières lettres de ces mots : Arobas Buμala, etc. c'est-à-dire : <«< Si vous reculez quatre pas, et que vous creusiez, vous trouverez un trésor », Puisque tu es si subtil, repartit Xantus, j'aurois tort de me défaire de toi; n'espère donc pas que je t'affranchisse. Et moi, répliqua Ésope, je vous dénoncerai au roi Denys; car c'est à lui que le trésor appartient, et ces mêmes lettres commencent d'autres mots qui le signifient. Le philosophe intimidé dit au Phrygien qu'il prît sa part de l'argent, et qu'il n'en dît mot; de quoi Esope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choisies de telle manière qu'elles enfermoient un triple sens, et signifioient encore : « En vous en allant vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré ». Dès qu'il fut de retour, Xantus commanda qu'on enfermât le Phrygien, et que l'on lui mît les fers aux pieds, de crainte qu'il n'allât publier cette aventure. Hélas! s'écria Ésope, est-ce ainsi que les philosophes s'acquittent de leurs promesses? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m'affranchissiez malgré vous.

Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens. Un aigle enleva l'anneau public (c'étoit apparemment quelque sceau que l'on

apposoit aux délibérations du conseil), et le fit tomber au sein d'un esclave. Le philosophe fut consulté là-dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers de la république. Il demanda temps, et eut recours à son oracle ordinaire : c'étoit Ésope. Celui-ci lui conseilla de le produire en public; parceque s'il rencontroit bien, l'honneur en seroit toujours à son maître; sinon, il n'y auroit que l'esclave de blâme. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la tribune aux harangues. Dès qu'on le vit, chacun s'éclata de rire : personne ne s'imagina qu'il pût rien partir de raisonnable d'un homme fait de cette manière. Ésope leur dit qu'il ne falloit pas considérer la forme du vase, mais la liqueur qui y étoit enfermée. Les Samiens lui crièrent qu'il dît donc sans crainte ce qu'il jugeoit de ce prodige. Ésope s'en excusa sur ce qu'il n'osoit le faire: La fortune, disoit-il, avoit mis un débat de gloire entre le maître et l'esclave: si l'esclave disoit mal, il seroit battu; s'il disoit mieux que le maître, il seroit battu encore. Aussitôt on pressa Xantus de l'affian. chir. Le philosophe résista long-temps. A la fin le prevôt de ville le menaça de le faire de son office, et en vertu du pouvoir qu'il en avoit comme magistrat; de façon que le philosophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Esope dit que les Samiens étoient menacés de servitude par ce prodige; et que l'aigle enlevant leur sceau ne signifioit autre chose qu'un roi puissant qui vouloit les assu jettir.

Peu de temps après, Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos qu'ils eussent à se rendre ses tributaires; sinon, qu'il les y forceroit par les armes. La plupart étoient d'avis qu'on lui obéît. Ésope leur dit que la fortune présentoit deux chemins aux hommes : l'un,

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