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prit furent désormais sa consolation et toute sa puissance. Elle devint l'arbitre de l'opinion, dispensa la gloire et décida de l'immortalité des héros.

Alexandre le comprit. Aussi, dès les premiers pas de sa course, comme dit Bossuet, ce qui le préoccupait le plus, c'était de savoir ce que pensaient de lui les Athéniens. « Ce qu'ils pensent, lui répondait-on, ils ne le savent pas encore eux-mêmes. Ils se promènent sur la place publique et se demandent entre eux : « Qu'y a-t-il de nouveau ? Et Démosthène, que dit-il ? Il dit : « C'est un enfant. » Alexandre soumit les peuples barbares qui l'entouraient, saccagea Thèbes, effraya la Grèce. « Qu'a dit Démosthène, demanda-t-il alors? » Il a dit « ce jeune homme. » Eh bien! répliqua-t-il, je le forcerai bientôt de dire « cet homme. » Ce qui, dans sa pensée signifiait modestement « ce grand homme. » Au terme de sa carrière, qui fut si brillante et si courte, nous l'entendons s'écrier encore : « O Athéniens, qu'il m'en a coûté pour être loué de vous! »

La puissance macédonienne tomba; Athènes resta debout. Rome élevait alors sa grandeur sur des ruines. Mais, au milieu de tant de nationalités abattues, Athènes garda la sienne, celle de l'intelligence et du génie. Ecoutons Horace : « La Grèce captive dompta son farouche vainqueur. » Or, la Grèce, c'est Athènes. Le terrible, l'impitoyable Sylla y vint, sa sanglante épée à la main, et peut-être méditant déjà ses tables de proscription. Il y trouva un Romain qui se faisait appeler l'Athénien, autrement dit Atticus. Cet ami de Cicéron s'était fait le Périclès de son époque; il conversait avec les savants de sa patrie adoptive, écoutait ses philosophes, applaudissait ses poètes, et payait les dettes de ses artistes. Sylla fut si charmé de l'hospitalité des Athéniens qu'il voulut leur enlever celui qui lui en avait fait les honneurs. Atticus refusa de le suivre. Un refus à Sylla! c'était hardi. Mais il fut fait avec tant d'adresse, de bonne grâce et d'urbanité, que le futur dictateur ne se fâcha pas : c'était le triomphe de l'atticisme.

Du proscripteur Sylla au proscripteur Octave il n'y a qu'un pas; mais quelle distance d'Octave à Auguste! Ce n'est pas seulement que les crimes commis ou permis par Octave s'effacent devant cette

impériale clémence d'Auguste jadis préconisée par Senèque et définitivement immortalisée par Corneille; c'est que le bourreau de Préneste fut le sauveur de l'Énéide. En dérobant aux flammes ce chef-d'œuvre, que ne fit-il pas pour les plaisirs de l'esprit! Les bons poèmes épiques sont si rares! Mais en même temps que ne fitil pas pour sa propre gloire! Il couronnait ainsi son œuvre de civilisation et acquérait un droit imprescriptible à la reconnaissance de la postérité. Au dire de Suétone, à peine le premier empereur romain eut-il cessé de vivre qu'un sénateur proposa d'appeler siècle d'Auguste tout le temps qui s'était écoulé depuis sa naissance jusqu'à sa mort, et de l'inscrire sous ce titre dans les fastes. Nul démenti que je sache n'a été donné dans la suite des âges à cette glorieuse dénomination. Auguste resta le divin lorsque tous les dieux de Rome furent précipités de leurs autels, et sa pacifique grandeur ne fut ni renversée ni ébranlée lors même que l'invasion des barbares emporta le trône du dernier de ses successeurs.

Les barbares! que firent-ils des plaisirs de l'esprit? Les Théodoric, les Genseric, les Alaric et tous ces héros en ic, comme dit Boileau, s'en souciaient fort peu sans doute, je suis bien forcé d'en convenir; mais les monastères étaient là, et s'ouvrirent charitablement à ces illustres fugitifs. Un jour, on frappe à la porte. « Qui êtes-vous? >> - «Cicéron. >> - «Cicéron! s'écrie-t-on de toutes parts, soyez le bienvenu. Le cloître entier est à vous. Vous aurez place même au réfectoire; vous y serez notre lecteur. » Bien d'autres suivirent et furent également reçus. Enfin, un soir je crois, quelques coups timides sont frappés. « Vos noms? »-« Térence et Plaute.»>«Eh quoi! des poètes comiques !... Pour vous, Térence, passe encore: il y a tant de délicatesse dans votre pensée, et votre style est si pur! Mais quand on s'appelle Plaute, c'est-à-dire le bouffon du peuple, il faut être bien osé... Allons cependant, entrez; nous avons ici Horace, qui vous grondera et vous donnera quelques bons avis. » Cette ardeur hospitalière ne s'en tint pas aux Romains; les bons pères se firent Grecs pour accueillir dignement Homère et Aristote. Ainsi la mythologie poétique et la philosophie païenne trouvèrent un refuge et une vie nouvelle au pied même de la croix.

Tous ces grands esprits de l'antiquité demeurèrent là longtemps paisibles et bénis. Ils quittèrent enfin le cloître pour un palais; Charlemagne les appelait à Aix-la-Chapelle. Le vainqueur de la Saxe voulait, disait-il, se faire leur disciple. Il avait beaucoup à apprendre, s'il est vrai que jusque-là, content de sceller ses actes suprêmes du pommeau de son épée, il n'avait jamais apposé à aucun d'eux ce nom auquel s'attache l'idée de la grandeur même; il savait l'illustrer, mais non le signer. Le tout-puissant monarque fit peu sans doute pour les sciences, les arts et les lettres; mais il donna l'impulsion, et on lui dut les bienfaits de ses successeurs.

Le secrétaire de Charlemagne, le docte et reconnaissant Eginhard, jaloux de transmettre à la postérité la vie et les gestes du maître qu'il avait tant admiré, tant aimé, fut le premier de nos chroniqueurs. Il fut suivi de toute cette charmante famille de narrateurs ingénieux et fidèles: Joinville, Froissart, Comines, qui nous font voir si nettement ce qu'ils ont vu, que nous devenons, pour ainsi dire, leurs contemporains.

Durant toute cette période, et surtout à partir des croisades, la gloire ne se raconte pas seulement, elle se chante. Le midi a ses troubadours, le nord ses trouvères; et tous ces poëtes voyageurs propagent partout l'amour de rimer tant et si bien, que nous trouvons enfin, et tout près l'un de l'autre, parmi ces confrères en poésie, un grand seigneur, Charles d'Orléans, et Villon l'Enfant de Paris.

Tout s'enchaîne dans la destinée des peuples, sous l'action de la Providence, et les événements en apparence les plus contraires concourent au même but. Les croisades nous avaient mis en possession des sciences des Arabes; la prise de Constantinople par Mahomet II naturalisa parmi nous les lettres exilées de l'Orient. Singulière coincidence! La victoire de Mahomet et l'invention de l'imprimerie sont presque de la même date. L'une envoyait vers nous les maîtres de l'éloquence et de la poésie; l'autre nous donnait les moyens de vulgariser leurs leçons. Enfin, quelques années plus tard, c'est en portant la guerre en Italie que nous apprenons à admirer les arts qui sont les ornements de la paix, et pour que rien ne manque au contraste, nous confondons dans notre estime et presque dans une

reconnaissance égale, un pape ennemi de la France et un monarque français, Léon X et François I.".

Le vainqueur de Marignan, le glorieux vaincu de Pavie, fit de son palais l'asile de la littérature et des arts. Il y souriait aux vers de Marot en suivant des yeux le pinceau de Léonard de Vinci. Par lui la Renaissance ne fut pas un vain mot; il est vrai que le public se prêta merveilleusement à l'œuvre du souverain, il la continua. Nos pères ne s'effrayèrent pas d'une pléiade de poëtes, et s'ils se montrèrent auditeurs attentifs, lecteurs courageux, ils furent en même temps bons juges; ils n'acceptèrent pas l'idiome décrépit en naissant que voulait leur donner Ronsard, et par leur goût ils méritèrent qu'enfin Malherbe vînt. La prose ne laissa pas en chemin la poésie, Montaigne aidant; et la langue commençait à se fixer quand vinrent la Saint-Barthélemy et la Ligue.

Henri IV fut vaillant (l'histoire et la chanson le disent), il fut vaillant par le cœur et par l'épée, il le fut aussi par l'esprit et la parole. Ses bons mots faisaient à ses ennemis une guerre non moins redoutable que celle des champs de bataille. Il eut d'excellents auxiliaires, les auteurs de la Ménippée. On connaît peu aujourd'hui les Passerat, les Pierre Pithou, les Nicolas Rapin et les autres ; mais c'étaient alors de rudes champions, qui aidèrent puissamment sa cause; ils firent plus que rendre la Ligue odieuse, ils la rendirent ridicule.

Après Henri IV, on vit naître l'Académie française, d'abord simple réunion de quelques causeurs, bientôt corps constitué par lettres patentes. Le temps approchait où le souverain allait présider aux choses de l'esprit comme aux affaires de l'Etat.

Si jamais règne fut celui des plaisirs de l'esprit, c'est le règne de Louis XIV. Les savants, les gens de lettres et les artistes marchent de front avec les héros ; les conquêtes de l'intelligence et de l'imagination rivalisent avec celles des armes. Louis XIV a eu beaucoup de détracteurs, à commencer par Montesquieu, qui lui trouve seulement l'air d'un grand roi. Cette ironie est-elle juste? Non sans doute : il ne se fait de grandes choses que sous un grand prince. Si j'avais à justifier le surnom qui fut solennellement décerné à Louis par l'Hôtel-de-Ville, après le traité de Nimègue, je dirais : il le mérita, car il fut naturel

lement au niveau de toute cette gloire dont la victoire l'environnait ; il le mérita plus encore lorsque l'heure de l'adversité fut venue; car jamais il ne désespéra ni de lui ni de la France; ou plutôt, s'il fut un moment près du désespoir, jamais il ne montra plus de véritable grandeur, une estime plus héroïque pour la nation généreuse à laquelle il était fier de commander. Oui, voilà ce que je dirais, et beaucoup d'autres choses encore, si j'avais à démontrer la dignité de son âme, l'élévation de ses sentiments.

Mais ce que j'ai à considérer, c'est la part qui lui appartient dans cette gloire pacifique de l'esprit qui rend son époque si noble, si belle, si resplendissante. Certes, je ne prétends pas attribuer à ce prince le mérite de tant d'illustres écrivains qui vécurent sous son règne. Lors de son avénement, Corneille était déjà le Grand Corneille. Louis ne donna pas à Racine cette sensibilité exquise et ardente qui lui inspira tant de chefs-d'œuvre ; à Molière cette haute raison, cette verve puissante qui mettent à nu tous les caractères, ridiculisent les travers et châtient les vices; à Boileau cette probité de critique dont rien n'émousse la franchise; à La Fontaine, cette bonhomie gauloise qui fait la leçon à tous, petits et grands; à Bossuet, la sublimité de sa parole et son impérieuse logique ; à Fénelon sa diction pleine de charme, cette éloquence du cœur qui se fait aimer parce qu'on sent qu'elle est l'expression d'un amour immense de l'humanité ; à tant d'autres enfin ces talents si divers qui s'harmonisent et se confondent dans le plus merveilleux ensemble qui ful jamais. Tout cela sans doute ne fut pas l'œuvre de Louis XIV, et semble avec raison hors de tout pouvoir humain. Mais ce qui le fait grand, c'est l'ascendant qu'il conserva toujours sur toute cette élite prodiguée à son siècle, ascendant qu'il devait moins au prestige de sa puissance qu'à la sagacité de son jugement. Objet de l'admiration constante et convaincue de tant d'admirables génies, il fut pour eux comme l'interprète de la postérité. Ses rares méprises n'empêchent pas qu'il n'ait apprécié, encouragé, honoré le mérite presque partout où il se trouvait, au dedans et au dehors de son pays. Son influence était vraiment souveraine, il était l'âme du siècle auquel il a légitimement donné son nom. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer l'hôtel de Rambouillet

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