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et la cour de France. Au gehre précieux a succédé une simplicité pleine de bon goût, au bel esprit l'esprit. Le point de départ nous présente l'Astrée charmant et subjuguant encore les imaginations, le Grand Cyrus dans tout l'éclat d'un succès récent; au dernier terme nous trouvons Gil-Blas. Le grand art de la conversation, cet art éminemment français, est porté à sa perfection, et désormais notre langue n'a plus de rivale pour la netteté, l'élégance et surtout la clarté. En cela Louis tient le sceptre comme en tout le reste. La veillesse survicnt, il demeure pour tous le grand roi, le modèle vers lequel se tournent tous les yeux. Aussi a-t-on pu dire avec autant de justesse que d'esprit : « Quand Louis XIV eut soixante ans, tout le monde en France fut sexagénaire.»>

Voilà une bien longue apologie. Qu'elle me soit pardonnée dans la ville de Louis XIV, en présence de tant de merveilles nées de sa volonté, et surtout de ce palais qu'habitait ou fréquentait, à son origine, tout ce que la France avait de glorieux, et qui aujourd'huí, à jamais ouvert à toutes les gloires de notre patrie, n'a pas changé de destination.

La majesté royale, relevée et vivifiée dans le moi de Louis XIV, se dégrade à sa mort, et périt. Avant lui, c'était le règne de Richelieu; après lui, c'est le règne de Voltaire. Or, Voltaire, c'est la personnification de l'esprit. Mais que voyons-nous? plutôt les luttes de l'esprit que ses plaisirs. Voltaire, dans son théâtre tragique, semble, il est vrai, continuer le XVII. siècle; il s'inspire de l'exemple de ses deux illustres devanciers, et sait rester lui-même; cependant sa première pièce, son OEdipe, est un commencement d'hostilités; et, en lisant Zaïre, où l'élément chrétien a produit d'incontestables beautés, on sent trop, on sait trop peut-être que la conviction n'est pas là et que l'esprit s'est mis à la place du cœur. Essaie-t-il de se faire poëte comique, il ne le peut : l'amertume, l'ironie et le sarcasme ne sont pas du domaine de la comédie. Il a porté défi à Homère et à Virgile; il nous a légué de très beaux vers, des pages brillantes, et non une épopée. Je ne parle point, pour son honneur, de cet autre poëme qui s'attaque à une des gloires les plus pures, et qu'on a appelé un détestable chef-d'œuvre : il faudrait plaindre celui qui trouverait là les plaisirs de l'esprit.

Prosateur, il a un langage qui lui appartient, et qu'on ne saurait égalér; sa correspondance est un prodige de fécondité, de variété, de finesse et d'élégance. Ce style admirable, il le porte dans l'histoire: Charles XII et le siècle de Louis XIV resteront des modèles du genre; mais l'auteur de l'Essai sur les mœurs aspire, avant tout, à faire prévaloir l'esprit philosophique. Or, c'est un philosophe sans système : un système, même faux, cherche à ordonner et à construire; Voltaire veut disperser et abattre.

A côté de lui s'élève Jean-Jacques, d'abord son admirateur, ensuite son rival, bientôt son ennemi; Jean-Jacques, rêveur sublime, séduisant utopiste de la politique et de l'éducation, misanthrope plein de sensibilité, qui, le premier, porte l'éloquence dans le roman. Ces deux écrivains, tout en se haïssant, concourent à la même œuvre l'un raille la société, l'autre la maudit. Tous deux cependant sont ambitieux de gloire, mais chacun l'entend à sa manière. Voltaire aspire aux honneurs de l'apothéose, il y parvient et y succombe; Rousseau se crée à lui-même un martyre, et finit par le rendre réel, à force d'imagination.

Loin de moi la pensée de contester le mérite littéraire d'un siècle qui joint à ces noms célèbres ceux de Montesquieu et de Buffon. Loin de moi le dessein bizarre de nier les jouissances multipliées de l'intelligence au milieu des progrès et des découvertes qui font du XVIII. siècle une époque à jamais précieuse pour l'humanité. Mais pourquoi faut-il que les bienfaits soient si chèrement payés? Le sujet que j'ai choisi me fait une loi de détourner mes regards et les vôtres d'une époque de dédain, de haine et de colère où je vois Gilbert à l'hôpital, Chénier sur l'échafaud.

Du reste, jamais les contrastes ne manquent à l'esprit français. A la veille de la Révolution, Bernardin de Saint-Pierre nous donnait sa délicieuse églogue de Paul et Virginie. Parmi les plus violents accès d'une agitation fébrile, les bergeries de Florian étaient en vogue, et la première édition de ses fables, empreintes de tant de douceur, de bienveillance, de paisible philanthropie, porte la date de 1792. Le rire aussi trouvait place: Beaumarchais avait mis son siècle sur la scène avec ses Brid'oisons, ses Baziles et ses Almavivas; on s'amusait de l'image, au théâtre, quand, à la ville, on

s'irritait contre la réalité. Ajoutez que le peuple s'était reconnu dans Figaro, et grande était sa joie de se voir si bien et si spiritue lement représenté. Ainsi le peuple athénien applaudissait jadis le personnage multiple du chœur, parce que le chœur, c'était lui, et que les poëtes, tragiques et comiques, avaient bien soin d'en faire toujours le plus judicieux, le plus sage et le plus honnête homme de la pièce.

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Voici venir le XIX. siècle, et pour nous, Messieurs, le moment de nous arrêter. Arrivés là (qu'on me passe cette expression doucement bourgeoise), nous sommes chez nous. Je laisse à un futur président de cette Société le soin d'appréciér, dans une quarantaine d'années, l'époque où nous vivons, et de lui demander si elle aussi a gardé fidèlement le dépôt des plaisirs de l'esprit.

Il n'oubliera pas sans doute de dire que, dès le commencement de ce siècle, le grand capitaine législateur qui porta si haut la gloire de nos armes, et donna à la France un Code destiné peutêtre à devenir européen, songea encore à mettre notre gloire littéraire à l'abri de notre inconstance même, et, par un décret signé au Kremlin, dota richement notre première scène française, à la condition expresse que les chefs-d'œuvre des grands maîtres n'en seraient jamais bannis. Salutaire et prévoyant décret! Grâce à lui, lorsque viennent les guerres des classiques et des romantiques, lorsque les Titans du parterre s'efforcent d'escalader les sublimes hauteurs habitées par le génie, Racine, comme au temps de l'ingénieuse épître,

Rit du bruit passager de leurs cris impuissants.

Ajoutons avec l'auteur de la Métromanie:

Et la palme du Cid, malgré la même audace,
S'élève et croît encore au sommet du Parnasse.

Notre collègue de 1901 pourra constater, j'aime à le croire, qu'à une époque déjà loin de lui, en 1860, par exemple, la paix s'était faite dans la littérature, et que le beau, sans distinction d'écoles, avait les sympathies du public. En parlant de cette portion de siècle écoulée jusqu'à nos jours, il pourra sans doute, il devra même se

montrer sévère pour ces écrivains qui des plaisirs de l'esprit n'ont su nous faire autre chose que les plaisirs des sens; mais il trouvera aussi, d'autre part, ample matière à son admiration et à ses éloges. J'en ai pour garants les noms de Chateaubriand, de madame de Staël, d'Augustin Thierry, de Balzac, de Picard, de Casimir Delavigne, d'Alfred de Musset et de Béranger; je ne désigne que les gloires littéraires pour ne pas sortir de mon sujet ; et je ne mentionne que les morts pour ne pas blesser la modestie des vivants. Mais, parmi ceux-ci, il est des hommes d'un grand talent, des hommes que vous nommez vous-mêmes, et dont les écrits permettent d'avancer que jamais la poésie lyrique ne rencontra de plus hautes, de plus gracieuses inspirations; que jamais la critique littéraire ne fut plus délicate, plus fine, plus érudite et plus éloquente; que jamais la philosophie (quoi qu'on ait pu dire) ne se montra plus conciliante, plus désireuse d'affermir les bases de la société ; que jamais enfin l'histoire ne parla un langage plus précis, plus éclairé, plus véridique et cependant plus pittoresque.

Ce qui n'est pas moins certain, ce dont nous avons tous conscience, Messieurs, c'est que malgré cette préoccupation des intérêts matériels qui est un des caractères de ce temps, le goût des plaisirs de l'esprit subsiste et ne saurait pas plus s'effacer parmi nous que le sentiment de l'honneur et l'amour de la patrie : comme eux, il est un des fruits les plus naturels et les plus durables d'une éducation française.

On m'a conté qu'un pauvre riche, grand partisan jadis des plaisirs intellectuels, avait, dans un âge avancé, perdu la vue, l'ouïe et la parole. Il était entouré de soins plus ou moins désintéressés, mais attentifs. Un jour, un sourire éclôt sur ses lèvres; bientôt un éclat de rire succède, et cette figure si longtemps immobile s'épanouit. La main du vieillard s'agite, on comprend qu'il demande une plume, on s'empresse de la lui donner. Peut-être quelque petitcousin crut qu'il s'agissait d'un testament, et son cœur palpita. Mais il était question de bien autre chose vraiment! L'aveugle, le sourd, le muet écrivit un seul mot, un seul nom... Molière! Ainsi le souvenir de quelque heureuse saillie, de quelque bonne scène, bien naturelle et bien vraie, venait de traverser cet esprit solitaire,

et un éclair de gaieté avait lui. Ce qu'il entendait, ce qu'il voyait alors, nul ne le sut; mais on comprit que l'existence s'était réfugiée dans la mémoire, et que les heureuses habitudes du passé n'étaient point interdites à cette intelligence dont tous les abords étaient fermés.

Cette anecdote, Messieurs, est l'image naïve des plaisirs de l'esprit. Il y a longtemps qu'on a dit qu'ils sont le plus précieux aliment du jeune âge, le soutien et le charme des vieux ans; qu'ils nous suivent dans la solitude ou voyagent avec nous; qu'ils sont l'ornement de la prospérité, la consolation de l'infortune... Mais quoi! après avoir crayonné l'histoire des plaisirs de l'esprit, vais-je essayer d'en tracer l'éloge? Ce serait prêcher des convertis; ce serait abuser deux fois de votre patience, déjà trop éprouvée; ce serait enfin mal vous payer de votre confiance, vous qui avez affronté tous les hasards d'un discours annuel. Comme président de cette Société, je devais prendre la parole; je l'ai fait. Maintenant, Messieurs, je ressaisis avec joie le privilége que j'apprécie le plus parmi vous, celui d'écouter.

RAPPORT sur les travaux de la Société, depuis le 15 avril 1859, jusqu'au 13 mai 1860, par M. ANQUETIL, secrétaire perpétuel.

MESSIEURS,

Lorsque s'est produite parmi nous la pensée ambitieuse de demander à la bienveillance éprouvée de l'autorité municipale la salle où pour la première fois, depuis vingt-cinq ans, se tient aujourd'hui votre séance solennelle, les promoteurs mêmes de cette démarche n'étaient pas sans quelque inquiétude, et craignaient par instants que l'expérience n'accusât leur témérité. Changer le lieu, le jour, l'heure consacrés par l'usage, pouvait leur sembler aventureux, alors même qu'on ne prévoyait pas que les séductions du dehors (1) augmenteraient encore le péril. Votre présence ici justifie notre pré

(1) L'ouverture de l'Exposition de la Société d'Horticulture, et le jeu des grandes eaux du Parc.

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