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style des hommes faits et des vieillards, bien qu'ils soient compatriotes et contemporains. Les jeunes gens au contraire, communicatifs, souvent élevés en commun, se trouvent pour toute leur génération à peu près sous l'impression des événements du jour et des idées nouvelles ; ils vivent longtems de la vie commune, pendant que l'homme de pensée cherche à s'isoler quand il se reconnaît assez fort pour marcher seul, et se maintient aussi roide dans le mouvement que le jeune homme y est chaud, tendre et flexible. Ainsi, à la même année, il y a pour les deux ou troisgénérations qui peuvent alors écrire, des styles propres et distincts, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans la même langue des phases contemporaines. Ainsi la date de l'apparition d'un livre n'expliquant pas à quelle période il appartient, le plus sûr est de grouper les auteurs par date de naissance. Pour fixer les époques de la langue française nous partirons donc de ces deux principes: l'esprit change le style; les fondements du style sont jetés quand l'esprit prend son assiette.

Les premiers tems de toute littérature sont barbares, puis la poésie fleurit et l'art se développe. Chez nos auteurs le style poétique est dominant depuis Froissard jusqu'à Rabelais inclusivement. Puis apparaît l'esprit philosophique, positif, méthodique, La naissance de notre prose précise, régulière et oratoire date des premiers écrits de Calvin. Les écrivains protestants suivirent cette école, qui a fini par l'emporter.

Calvin, Ronsard et Montaigne préparèrent la langue du dixseptième siècle. Descartes et Corneille déterminèrent son caractère général.

CHAP. III. - Première époque, ou tems archéologiques.
Avant 1330.

La Chanson de Roland, par Turold; R. Wace (né vers 1120); Voyage de Charlemagne à Jérusalem; le Roman de la Violette, par Gibert de Montreuil; Sermons de saint Bernard; Gérard de Viane; Villehardouin (né vers 1167); Thiebaut, comte de Champagne (né en 1201); le Roman de Renart; Guillaume de Lorris (né vers 1210?); Pierre de Fontaines (né vers 1210?); Joinville (né vers 1224); Philippe de Beaumanoir (né vers1230?); Aucassin et Nicolette; Jean de Meung (né vers 1250?), etc.

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Les plus anciens ouvrages que nous ayons en langue française paraissent se rapporter à la seconde moitié du douzième siècle. C'était alors la langue d'oïl, parlée au nord de la Loire. Dans les thèmes de ses mots elle variait, pour ainsi dire, de village à village. Peu à peu, par suite des circonstances politiques et du mouvement de la population, il se forma dans l'Ile-de-France, dont Paris était la capitale, un dialecte général, qui avait réuni, en les harmonisant, les variétés du langage d'oïl (1). Au quinzième siècle il est déjà dominant; les mots se sont adoucis, et la phrase se dénoue et se cadence. Enfin au dix-septième siècle, la langue atteignit sa dernière perfection sous le double rapport de la forme des mots et de la propriété des termes.

Les monuments littéraires abondent au treizième siècle, mais la langue y est tellement dépourvue de toute espèce d'harmonie et dans les mots et dans leur assemblage, il y a en outre si peu d'art dans les compositions poétiques, elles sont en général si vides d'idées, si prolixes, que la lecture en est insoutenable. Notre vieux et sage Villehardouin n'est lisible que pour des historiens ou des grammairiens. Je défie un lecteur ordinaire, un poëte, une femme de lire d'un bout à l'autre avec plaisir un livre de cette époque

(1) Voyez Recherches sur les formes grammaticales de la langue fran çaise et de ses dialectes, au treizième siècle, par M. G. Fallot, ch. 1.

dans le texte original, même Joinville. Cette littérature rentre dans le domaine de l'érudition, et est inaccessible au public. Elle est barbare, et ce serait à peu près tems perdu que d'y aller chercher aucune richesse pour notre langue actuelle.

CHAP. IV. Tems anciens ou poétiques. Écrivains
nés de 1330 à 1430.

Froissard (né en 1333); Histoire de Bertrand Du Guesclin (publiée par Ménard); les Mémoires de Boucicaut; Alain Chartier (1386); Chroniques, par Monstrelet (né vers 1390); Charles d'Orléans (1391); Merlin l'Enchanteur; Jehan de Paris; le Petit Jehan de Saintré ; l'Avocat Pathelin; Jacques du Clercq (1424); Olivier de la Marche (1426).

A la fin du quatorzième siècle et au commencement du quinzième, dans Froissard et dans Boucicaut, la langue commence à se débrouiller, à se dégrossir, les mots sont moins rudes et varient moins, la phrase prend de la cadence, et l'on peut encore aujourd'hui lire ces deux auteurs avec plaisir et avec fruit. Boucicaut surtout est admirable. La phrase y est nette, forte, ayant déjà une certaine symétrie et un commencement d'harmonie. Les tournures les plus hardies et les plus vives y abondent, les locutions les plus gracieuses y sont semées avec profusion. Le quinzième siècle est véritablement l'âge poétique de la langue, et qui voudrait traduire Homère devrait faire son bréviaire de certains auteurs de ce siècle.

Le mérite épique de Froissard est connu; je vais citer deux fragments qui montreront la force et la grace du style des Mémoires de Boucicaut.

FRAGMENTS DE L'HISTOIRE DE BOUCICAUT.

Ch. VIII. Cy parle d'amour, en demonstrant par quelle maniere les bons doivent aimer pour devenir meilleurs.

— «< Mais sais-tu la cause pourquoy tu qui veux aimer trouves en amour communement tant d'amertumes et de maulx? C'est pour ce que tu ne mets mie ton cœur en la vie amoureuse pour cause de mieulx en valoir, ne pour vertu : mais seulement pour delectation que ton corps en a ou espere avoir. Et, pour ce que telle folle plaisance et delectation est chose qui durer ne peult, toute chose qui est fondee dessus ne peult estre seure et à peine se peult garder: mais ce qui est fondé sur vertu est très durable, et en vient bien et joie. Tout ainsy que ie puis bailler exemple du vin, lequel est de soy très bon et qui res jouit le cœur de l'homme et le reconforte et soustient, et assez de bonnes choses en sont faictes; mais si discretement il n'en prend et que gloutement et en delectation, plus que de raison de son corps: il luy destourne le sens et le ramene comme à nature de beste, qui n'a nulle raison, et luy trouble la veüe, si n'est mie à la coulpe du vin, mais de celuy qui follement en use. ——

Ce fragment peut donner une idée de la philosophie morale et de l'éloquence philosophique du tems. Les passages suivants, où notre auteur raconte la défaite des chevaliers français par les Turcs, quand ils furent abandonnés dans la bataille des Hongrois leurs alliés, feront connaître son ton et sa manière épiques.

Ch. XXV. Dé la fière bataille que on dit de Hongrie,

qui feut des Chrestiens contre les Turcs.

— « Mais peu estoient contre si grande quantité. Mais ne croyez que pourtant ils reculassent ne gauchissent; ains tout ainsi comme le sanglier, quand il est atainct, plus se fiche avant tant plus se sent envahy, tout ainsi nos vaillans François vainquirent

la force des pieux et de tout, et passerent oultre comme courageux et bons combatans.

>>Ha! noble contree de Francois, ce n'est mie de maintenant que tes vaillans champions se monstrent hardis et fiers entre toutes les nations du monde; car bien l'ont de coustume dés leur premier commencement, comme il appert par toutes les Histoires, qui des faicts de batailles, où François ayent esté font mention, et mesmement celle des Romains et maintes autres, qui certifient par les espreuves de leurs grands faicts que nulles gens du monde oncques ne feurent trouvez plus hardis ne mieulx combatans, plus constans ne plus chevalereux que les François. Et peu trouve l'on de batailles où ils ayent esté vaincus que ce n'ait esté par trahison, ou par la faute de leurs Chevetains, et par ceulx qui les debvoient conduire. Et encores osay-je plus dire de eulx que, quand il advient que ils ne s'employent en faicts de guerre et que ils sont à sejour, que ce n'est mie leur coulpe, ains est la faulte de ceux à qui il appartiendroit de les embesongner. Si est dommaige quand il advient que gent tant chevaleureuse n'ont chefs selon leur vaillance et hardiesse: car choses merveilleuses feroient.

-«<Quand le bon mareschal veid celle envahie (l'armée du roi de Hongrie), et que ceulx qui les debvoient secourir les avoient délaissé, et que si peu estoient entre tant d'ennemis, adonc cogneut bien que impossible estoit de pouvoir resister contre si grand ost, et qu'il convenoit que le meschef tournast sur eulx. Lors feut comme tout forcené, et dict en lui-mesme que puisque mourir avec les autres luy convenoit, que il vendroit cher à ceste chiennaille sa mort. Si fiert le destrier des esperons, et s'abandonne de toute sa vertu au plus dru de la bataille, et à tout la tranchante espée que il tenoit, fiert à dextre et à senestre si grandes collées que tout abatoit de ce qu'il atteignoit devant soy. Et tant alla, ainsi faisant devant lui, que tous les plus hardis le redouterent et se prirent à destourner de sa voye; mais pourtant ne laisserent de lui lancer dards et espées ceulx qui approcher ne l'osoient et luy, comme vigoureux, bien se sa

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