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Les principales raisons des pyrrhoniens sont que nous n'avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante de leur vérité; puisque, n'y ayant point de certitude hors la foi, si l'homme est créé par un Dieu bon, ou par un démon méchant, s'il a été de tout temps, ou s'il s'est fait par hasard, il est en doute si ces principes nous sont donnés, ou véritables, ou faux, ou incertains, selon notre origine. De plus, que personne n'a d'assurance hors la foi, s'il veille, ou s'il dort, vu que, durant le sommeil, on ne croit pas moins fermement veiller qu'en veillant effectivement. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements; on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu'éveillé. De sorte que, la moitié de la vie se passant en sommeil par notre propre aveu, où, quoi qu'il nous en paroisse, nous n'avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions; qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un şommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, comme on rêve souvent qu'on rêve en entassant songes sur songes?

Je laisse les discours que font les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l'éduca tion, des mœurs, des pays, et les autres choses semblables, qui entraînent la plus grande partie

des hommes qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements.

L'unique fort des dogmatistes, c'est qu'en parlant de bonne foi et sincèrement, on ne peut douter des principes naturels. Nous connoissons, disent-ils, la vérité, non-seulement par raisonnement, mais aussi par sentiment, et par une intelligence vive et lumineuse; et c'est de cette dernière sorte que nous connoissons les premiers principes. C'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance ne conclut autre chose que la foiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connoissances, comme ils le prétendent : car la connoissance des premiers principes, comme, par exemple, qu'il y a espace, temps, mouvement, nombre, matière, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connoissances d'intelligence et de sentiment qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle fonde tout son discours. Je sens qu'il y a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent; les propositions se concluent; le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridi

cule que la raison demande au sentiment et à l'intelligence des preuves de ces premiers principes pour y consentir, qu'il seroit ridicule que l'intelligence demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre. Cette impuissance ne peut donc servir qu'à humilier la raison qui voudroit juger de tout, mais non pas combattre notre certitude, comme s'il n'y avoit que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment! Mais la nature nous a refusé ce bien, et elle ne nous a donné que très peu de connoissances de cette sorte toutes les autres ne peuvent être acquises que par le raison

nement:

Voilà donc la guerre ouverte entre les hommes. Il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement, ou au dogmatisme, ou au pyrrhohisme; car qui penseroit demeurer neutre seroit pyrrhonien par excellence : cette neutralité est l'essence du pyrrhonisme; qui n'est pas contre eux est excellemment pour eux. Que fera donc l'homme en cet état? Doutera-t-il de tout? Doutera-t-il s'il veille, si on le pince, si on le brûle? Doutera-t-il s'il doute? Doutera-t-il s'il est? On he sauroit en venir là : et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la raison impuissante, et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point. Dira-t-il, au contraire, qu'il possède certainement la vérité,

lui qui, si peu qu'on le pousse, ne peut en montrer aucun titre, et est forcé de lâcher prise?

Qui démêlera cet embrouillement? La nature confond les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatistes. Que deviendrez-vous donc, ô homme, qui cherchez votre véritable condition par votre raison naturelle? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes, ni subsister dans aucune. Voilà ce qu'est l'homme à l'égard de la vérité.

Considérons-le maintenant à l'égard de la félicité qu'il recherche avec tant d'ardeur en toutes ses actions. Car tous les hommes désirent d'être heureux : cela est sans exception. Quelque différents moyens qu'ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l'un va à la guerre, et que l'autre n'y va pas, c'est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui se tuent et qui se pendent. Et cependant, depuis un si grand nombre d'années, jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets; nobles, roturiers; vieillards, jeunes; forts, foibles; savants, ignorants; sains, malades, de tout pays, de tout temps, de tous âges et de toutes condi

tions.

Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme devroit bien nous convaincre de l'impuissance où nous sommes d'arriver au bien par nos

efforts mais l'exemple ne nous instruit point. Il n'est jamais si parfaitement semblable, qu'il n'y ait quelque délicate différence; et c'est là que nous attendons que notre espérance ne sera pas déçue en cette occasion comme en l'autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l'espérance nous pipe; et de malheur en malheur, nous mène jusqu'à la mort, qui en est le comble éternel.

C'est une chose étrange, qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ait été capable de tenir la place de la fin et du bonheur de l'homme, astres, éléments, plantes, animaux, insectes, maladies, guerres, vices, crimes, etc. L'homme étant déchu de son état naturel, il n'y a rien à quoi il n'ait été capable de se porter. Depuis qu'il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paroître tel, jusqu'à sa destruction propre, toute contraire qu'elle est à la raison et à la nature tout ensemble.

Les uns ont cherché la félicité dans l'autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés. Ces trois concupiscences ont fait trois sectes; et ceux qu'on appelle philosophes n'ont fait effectivement que suivre une des trois. Ceux qui en ont le plus approché ont considéré qu'il est nécessaire que le bien universel, que tous les hommes désirent, et où tous doivent avoir part, ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur, par le manque de la partie

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