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« désirer que les choses se fassent comme vous le << voulez; mais vous devez vouloir qu'elles se fas<< sent comme elles se font. Souvenez-vous, ajoute«<t-il, que vous êtes ici comme un acteur, et que << vous jouez votre personnage dans une comédie, << tel qu'il plaît au maître de vous le donner. S'il <«< vous le donne court, jouez-le court; s'il vous le «< donne long, jouez-le long : soyez sur le théâtre << autant de temps qu'il lui plaît; paroissez-y riche << ou pauvre, selon qu'il l'a ordonné. C'est votre « fait de bien jouer le personnage qui vous est << donné; mais de le choisir, c'est le fait d'un autre. «Ayez tous les jours devant les yeux la mort et « les maux qui semblent les plus insupportables; << et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne dé«sirerez rien avec excès.>>

Il montre en mille manières ce que l'homme doit faire. Il veut qu'il soit humble; qu'il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le désir de l'homme doivent être de connoître la volonté de Dieu, et de la suivre.

Telles étoient les lumières de ce grand esprit, qui a si bien connu les devoirs de l'homme : heureux s'il avoit aussi connu sa foiblesse ! Mais après avoir si bien compris ce qu'on doit faire, il se perd dans la présomption de ce que l'on peut. « Dieu, dit-il, a donné tout homme les moyens « de s'acquitter de toutes ses obligations; ces

par

« moyens sont toujours en sa puissance; il ne faut « chercher la félicité que par les choses qui sont « toujours en notre pouvoir, puisque Dieu nous « les a données à cette fin: il faut voir ce qu'il y «a en nous de libre. Les biens, la vie, l'estime ne << sont pas en notre puissance, et ne mènent pas « Dieu; mais l'esprit ne peut être forcé de croire «< ce qu'il sait être faux, ni la volonté d'aimer ce « qu'elle sait qui la rend malheureuse : ces deux « puissances sont donc pleinement libres, et << elles seules nous pouvons nous rendre parfaits, « connoître Dieu parfaitement, l'aimer, lui obéir, « lui plaire, surmonter tous les vices, acquérir <<< toutes les vertus, et ainsi nous rendre saints et << compagnons de Dieu. » Ces orgueilleux principes conduisent Epictète à d'autres erreurs, comme, que l'âme est une portion de la substance divine; que la douleur et la mort ne sont pas des maux; qu'on peut se tuer quand on est si persécuté, qu'on peut croire que Dieu nous appelle, etc.

II.

Montaigne, né dans un état chrétien, fait profession de la religion catholique, et en cela il n'a rien de particulier; mais comme il a voulu chercher une morale fondée sur la raison, sans les lumières de la foi, il prend ses principes dans cette supposition, et considère l'homme destitué de toute révélation. Il met donc toutes choses dans un doute si universel et si général, que l'homme doutant même s'il doute, son incertitude roule

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sur elle-même dans un cercle perpétuel, et sans repos: s'opposant également à ceux qui disent que tout est incertain, et à ceux qui disent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi, et dans cette ignorance qui s'ignore, que consiste l'essence de son opinion. Il ne peut l'exprimer par aucun terme positif car s'il dit qu'il doute, il se trahit, en assurant au moins qu'il doute; ce qui étant formellement contre son intention, il est réduit à s'expliquer par interrogation; de sorte que ne voulant pas dire, Je ne sais, il dit, Que sais-je ? De quoi il a fait sa devise, en la mettant sous les bassins d'une balance, lesquels pesant les contradictoires, se trouvent dans un parfait équilibre. En un mot, il est pur Pyrrhonien. Tous ses discours, tous ses essais roulent sur ce principe; et c'est la seule chose qu'il prétend bien établir. Il détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire, avec une certitude de laquelle seule il est ennemi; mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa croyance.

Dans cet esprit, il se moque de toutes les assurances; il combat, par exemple, ceux qui ont pensé établir un grand remède contre les procès, par la multitude et la prétendue justesse des lois :、 comme si on pouvoit couper la racine des doutes, d'où naissent les procès! comme s'il y avoit des digues qui pussent arrêter le torrent de l'incerti

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tude, et captiver les conjectures! Il dit, à cette occasion, qu'il vaudroit autant soumettre sa cause au premier passant qu'à des juges armés de ce nombre d'ordonnances. Il n'a pas l'ambition de changer l'ordre de l'état; il ne prétend pas que son avis soit meilleur, il n'en croit aucun bon. Il veut seulement prouver la vanité des opinions les plus reçues montrant que l'exclusion de toutes lois diminueroit plutôt le nombre des différends, que cette multitude de lois, qui ne sert qu'à l'augmenter, parce que les difficultés croissent à mesure qu'on les pèse, les obscurités se multiplient par les commentaires; et que le plus sûr moyen d'entendre le sens d'un discours, est de ne pas l'examiner, de le prendre sur la première apparence : car si peu qu'on l'observe, toute sa clarté se dissipe. Sur ce modèle, il juge à l'aventure de toutes les actions des hommes et des points d'histoire, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre; suivant librement sa première vue, et sans contraindre sa pensée sous les règles de la raison, qui n'a, selon lui, que de fausses mesures. Ravi de montrer, par son exemple, les contrariétés d'un même esprit dans ce génie tout libre, il lui est également bon de s'emporter ou non dans les disputes, ayant toujours, , par l'un ou l'autre exemple, un moyen de faire voir la foiblesse des opinions : étant porté avec tant d'avantage dans ce doute universel, qu'il s'y fortifie également par son triomphe et par sa défaite.

C'est dans cette assiette, toute flottante et toute

chancelante qu'elle est, qu'il combat avec une fer*meté invincible les hérétiques de son temps, sur ce qu'ils assuroient connoître seuls le véritable sens de l'Ecriture; et c'est de là encore qu'il foudroie l'impiété horrible de ceux qui osent dire que Dieu n'est point. Il les entreprend particulièrement dans l'apologie de Raimond de Sébonde; et les trouvant dépouillés volontairement de toute révélation, et abandonnés à leur lumière naturelle, toute foi mise à part, il les interroge de quelle autorité ils entreprennent de juger de cet Être souverain, qui est infini par sa propre définition eux qui ne connoissent véritablement aucune des moindres choses de la nature! Il leur demande sur quels principes ils s'appuient, et il les presse de les lui montrer. Il examine tous ceux qu'ils peuvent produire; et il pénètre si avant, par le talent où il excelle, qu'il montre la vanité de tous ceux qui passent pour les plus éclairés et les plus fermes. Il demande si l'âme connoît quelque chose; si elle se connoît elle-même; si elle est substance ou accident, corps ou esprit; ce que c'est que chacune de ces choses; et s'il n'y a rien qui ne soit de l'un de ces ordres; si elle connoît son propre corps; si elle sait ce que c'est que matière; comment elle peut raisonner, si elle est matière; et comment elle peut être unie à un corps particulier, et en ressentir les passions, si elle est spirituelle. Quand a-t-elle commencé d'être? avec ou devant le corps? finit-elle avec lui, ou non? ne se trompe-t-elle jamais ? sait-elle quand elle erre?

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