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volontaire : celui de la force règne toujours. Ainsi l'opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran,

VII.

Que l'on a bien fait de distinguer les hommes par l'extérieur plutôt que par les qualités intérieures! Qui passera de nous deux ? qui cédera la place à l'autre ? le moins habile? Mais je suis aussi habile lui. Il faudra se battre sur cela. Il a que quatre laquais, et je n'en ai qu'un cela est visible; il n'y a qu'à compter; c'est à moi à céder, et je suis un sot si je conteste. Nous voilà en paix par ce moyen; ce qui est le plus grand des biens.

VIII.

La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d'officiers, et de toutes les choses qui plient la machine vers le respect et la terreur, fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce qu'on ne sépare pas dans la pensée leur personne d'avec leur suite, qu'on y voit d'ordinaire jointe. Le monde, qui ne sait pas que cet effet a son origine dans cette coutume, croit qu'il vient d'une force naturelle et de là ces mots :Le caractère de la Divinité est empreint sur son visage, etc.

La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La

plus grande et la plus importante chose du monde a pour fondement la foiblesse : et, ce fondement-là est admirablement sûr; car il n'y a rien de plus sûr que cela, que le peuple sera foible; ce qui est fondé sur la seule raison est bien mal fondé, comme l'estime de la

sagesse.

IX.

Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s'emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils ju.. gent, les fieurs de lis; tout eet appareil auguste

:

étoit nécessaire et si les médecins n'avoient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés, et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auroient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre authentique. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu'en effet leur part est plus essentielle. Ils s'établissent par la force, les autres par grimaces.

C'est ainsi que nos rois n'ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d'habits extraordinaires pour paroître tels; mais ils se font accompagner de gardes et de hallebardes, ces trognes armées, qui n'ont de mains et de force que pour eux les trompettes et les tambours qui marchent au devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n'ont pas l'habit seulement, ils ont la force. Il faudroit avoir une raison bien épurée pour regarder comme

un autre homme le grand-seigneur environné dans son superbe serrail de quarante mille janissaires.

Si les magistrats avoient la véritable justice; si les médecins avoient le vrai art de guérir, ils n'auroient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences seroit assez vénérable d'elle-même. Mais, n'ayant que des sciences imaginaires, il faut qu'ils prennent ces vains ornements qui frappent l'imagination, à laquelle ils ont affaire; et par-là en effet ils s'attirent le respect.

Nous ne pouvons pas voir seulement un avocat en soutane et le bonnet en tête sans une opinion avantageuse de sa suffisance.

Les Suisses's offensent d'être dits gentilshommes, et prouvent la roture de race pour être jugés dignes de grands emplois,

X.

On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison.

Tout le monde voit qu'on travaille pour l'incer tain, sur mer, en bataille, etc., mais tout le monde ne voit pas la règle des partis qui démontre qu'on le doit. Montaigne a vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux, et que la coutume fait tout; mais il n'a pas vu la raison de cet effet. Ceux qui ne voient que les effets, et qui ne voient pas les causes, sont, à l'égard de ceux qui découvrent les causes, comme ceux qui n'ont que des yeux à l'égard de ceux qui ont de l'esprit. Car les effets sont comme

sensibles, et les raisons sont visibles seulement à l'esprit. Et quoique ce soit par l'esprit que ces effets-là se voient; cet esprit est, à l'égard de l'esprit qui voit les causes, comme les sens corporels sont à l'égard de l'esprit.

XI.

D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux nous irrite? C'est à cause qu'un boiteux reconnoît que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons; sans cela nous en aurions plus de pitié que de colère.

Épictète demande aussi pourquoi nous ne nous fâchons point si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal? Ce qui cause cela, c'est que nous sommes bien certains que nous n'avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux. Mais nous ne sommes pas aussi assurés que nous choisissions le vrai. De sorte que, n'en ayant d'assurance qu'à cause que nous le voyons de toute notre vue; quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix; car il faut préférer nos lumières à celles de tant d'autres, et cela est hardi et difficile. Il n'y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux,

XII.

L'e respect est, incommodez-vous : cela est vain en apparence, mais très juste; car c'est dire : Je m'incommoderois bien, si vous en aviez besoin, puisque je le fais sans que cela vous serve outre que le respect est pour distinguer les grands. Or, si le respect étoit d'être dans un fauteuil, on respecteroit tout le monde, et ainsi on ne distingueroit pas; mais étant incommodé, on distingue fort bien.

XIII.

pour

Etre brave n'est pas trop vain; c'est montrer qu'un grand nombre de travaillent gens soi; c'est montrer, par ses cheveux, qu'on a un valet de chambre, un parfumeur, etc., par son rabat, le fil et le passement, etc.

Or ce n'est pas une simple superficie, ni un simple harnois, d'avoir plusieurs bras à son service.

XIV.

Cela est admirable on ne veut pas que j'honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept à huit laquais ! Eh quoi, il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c'est une force; il n'en est pas de même d'un cheval bien enharnaché à l'égard d'un autre.

Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle

1 Bien mis.

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