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XXVII.

L'homme n'est donc qu'un sujet plein d'erreurs, ineffaçables sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité tout l'abuse. Les deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu'ils manquent sonvent de sincérité, s'abusent réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences; et cette même piperie qu'ils lui apportent, ils la reçoivent d'elle à leur tour: elle s'en revanche. Les passions de l'âme troublent les sens, et leur font des impressions fâcheuses ils mentent, et se trompent à l'envi.

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ARTICLE VII.

MISÈRE DE L'HOMME.

I.

RIEN n'est plus capable de nous faire entrer dans la connoissance de la misère des hommes que de considérer la cause véritable de l'agitation perpétuelle dans laquelle ils passent leur vie.

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L'âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n'est qu'un passage à un voyage éternel, et qu'elle n'a que peu de temps que dure la vie pour s'y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui en reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l'incommode si fort et l'embarrasse si étrange

ment, qu'elle ne songe qu'à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d'être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s'oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s'occupant des choses qui l'empêchent d'y penser.

C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu'on appelle divertissement ou passe-temps, dans lesquels on n'a, en effet, pour but que d'y laisser passer le temps sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soimême; et d'éviter, en perdant cette partie de la vie, l'amertume et le dégoût intérieur qui accompagneroit nécessairement l'attention que l'on feroit sur soi-même durant ce temps-là. L'âme ne trouve rien en elle qui la contente; elle n'y voit rien qui ne l'afflige, quand elle y pense. C'est ce qui la contraint de se répandre au-dehors, et de chercher dans l'application aux choses extérieures à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli; et il suffit, pour la rendre misérable, de l'obliger de se voir et d'être

avec soi.

On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur honneur, de leurs biens, et même du bien et de l'honneur de leurs parents et de leurs amis. On les accable de l'étude des langues, des sciences, des exercices et des arts. On les charge d'affaires on leur fait entendre qu'ils ne sauroient être heureux s'ils ne font en sorte, par leur industrie et par leur soin, que leur fortune et leur

Pensées. I.

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honneur, et même la fortune et l'honneur de leurs amis, soient en bon état, et qu'une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direzvous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourroit-on faire de mieux pour les rendre malheureux? Demandez-vous ce qu'on pourroit faire? Il ne faudroit que leur ôter tous ces soins : car alors ils se verroient et ils penseroient à euxmêmes; et c'est ce qui leur est insupportable. Aussi, après s'être chargés de tant d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, ils tâchent encore de le perdre à quelque divertissement qui les occupe tout entiers et les dérobe à eux-mêmes.

à la

C'est pourquoi, quand je me suis mis à considérer les diverses agitations des hommes, les périls et les peines où ils s'exposent, à la cour, guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d'où naissent tant de querelles, de passions et d'entreprises périlleuses et funestes, j'ai souvent dit que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de biens pour vivre, s'il savoit demeurer chez soi, n'en sortiroit pas pour aller sur la mer, ou au siége d'une place; et si on ne cherchoit simplement qu'à vivre, on auroit de besoin de ces occupations si dangepeu

reuses.

Mais quand j'y ai regardé de plus près, j'ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont

du repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d'une cause bien effective; c'est-à-dire, du malheur naturel de notre condition foible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque rien ne nous empêche d'y penser, et que

nous ne voyons que nous.'

Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de religion. Car il est vrai que c'est une des merveilles de la religion chrétienne de réconcilier l'homme avec soi-même en le réconciliant avec Dieu; de lui rendre la vue de soi-même supportable; et de faire que la solitude et le repos soient plus agréables à plusieurs que l'agitation et le commerce des hommes. Aussi n'est-ce pas en arrêtant l'homme dans lui-même qu'elle produit tous ces effets merveilleux. Ce n'est qu'en le portant jusqu'à Dieu, et en le soutenant dans le sentiment de ses misères, par l'espérance d'une autre vie, qui doit entièrement l'en délivrer.

les mou

Mais pour ceux qui n'agissent que par vements qu'ils trouvent en eux et dans leur nature, il est impossible qu'ils subsistent dans ce repos, qui leur donne lieu de se considérer et de se voir, sans être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L'homme qui n'aime que soi ne hait rien tant que d'être seul avec soi. Il ne recherche rien que pour soi, et ne fuit rien tant que soi; parce que, quand il se voit, il ne se voit pas tel qu'il se désire, et qu'il trouve en soi-même un amas de misères inévitables, et un vuide de biens réels et solides qu'il est incapable de remplir.

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Qu'on choisisse telle condition qu'on voudra, et qu'on y assemble tous les biens et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme si celui qu'on aura mis en cet état est sans occupation et sans divertissement, et qu'on le laisse faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans les vues affligeantes de l'avenir : et si on ne l'occupe hors de lui, le voilà nécessairement malheureux.

La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle-même pour rendre celui qui la possède heureux par la seule vue de ce qu'il est? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée comme les gens du commun? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux que de le détourner de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un roi? et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces vains amusements qu'à la vue de sa grandeur? Quel objet plus satisfaisant pourroiton donner à son esprit? Ne seroit-ce pas faire tort à sa joie, d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer adroitement une balle; au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne? Qu'on en fasse l'épreuve; qu'on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir, et l'on verra qu'un roi qui se voit est un homme plein de misères, et qui

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