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Ainsi, sans contredire les anciens, nous pouvons assurer le contraire de ce qu'ils disoient; et quelque face enfin qu'ait cette antiquité, la vérité doit toujours avoir l'avantage, quoique nouvellement découverte, puisqu'elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu'on en a eues, et que ce seroit ignorer la nature de s'imaginer qu'elle a commencé d'être au temps qu'elle a commencé d'être connue.

ARTICLE II.

RÉFLEXIONS SUR LA GÉOMÉTRIE EN GÉNÉRAL.

Ox peut avoir trois principaux objets dans l'étude ON de la vérité; l'un, de la découvrir quand on la cherche; l'autre, de la démontrer quand on la possède; le dernier, de la discerner d'avec le faux quand on l'examine.

Je ne parle point du premier. Je traite particulièrement du second, et il enferme le troisième. Car si l'on sait la méthode de prouver la vérité, on aura en même temps celle de la discerner; puisqu'en examinant si la preuve qu'on en donne est conforme aux règles qu'on connoît, on saura si elle est exactement démontrée.

La géométrie, qui excelle en ces trois genres, a expliqué l'art de découvrir les vérités inconnues; et c'est ce qu'elle appelle analyse, et dont il seroit inutile de discourir, après tant d'excellents ouvrages qui ont été faits.

Celui de démontrer les vérités déjà trouvées, et de les éclaircir de telle sorte, que la preuve en soit invincible, est le seul que je veux donner; et je n'ai pour cela qu'à expliquer la méthode que la géométrie y observe; car elle l'enseigne parfaitement. Mais il faut auparavant que je donne l'idée d'une méthode encore plus éminente et plus accomplie, mais où les hommes ne sauroient jamais arriver car ce qui passe la géométrie nous surpasse; et néanmoins il est nécessaire d'en dire quelque chose, quoiqu'il soit impossible de le pratiquer.

Cette véritable méthode, qui formeroit les démonstrations dans la plus haute excellence, s'il étoit possible d'y arriver, consisteroit en deux choses principales: l'une, de n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué nettement le sens ; l'autre, de n'avancer jamais aucune proposition qu'on ne démontrât par des vérités déjà connues, c'est-à-dire, en un mot, à définir tous les termes, et à prouver toutes les propositions. Mais, pour suivre l'ordre même que j'explique, il faut que je déclare ce que j'entends par définition.

On ne reconnoît, en géométrie, que les seules définitions que les logiciens appellent definitions de nom, c'est-à-dire, que les seules impositions de nom aux choses qu'on a clairement désignées en termes parfaitement connus; et je ne parle que de celles-là seulement.

Leur utilité et leur usage est d'éclaircir et d'a

bréger le discours, en exprimant, par le seul nom qu'on impose, ce qui ne pourroit se dire qu'en plusieurs termes; en sorte néanmoins que le nom imposé demeure dénué de tout autre sens, a, pour n'avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. En voici un exemple.

s'il en

Si l'on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en deux également d'avec ceux qui ne le sont pas, pour éviter de répéter souvent cette condition, on lui donne un nom en cette sorte j'appelle tout nombre divisible en deux également, nombre pair.

Voilà une définition géométrique; parce qu'après avoir clairement désigné une chose, savoir tout nombre divisible en deux également, on lui donne un nom que l'on destitue de tout autre sens, s'il en a, pour lui donner celui de la chose désignée.

D'où il paroît que les définitions sont très libres, et qu'elles ne sont jamais sujettes à être contredites; car il n'y a rien de plus permis que de donner à une chose qu'on a clairement désignée un nom tel qu'on voudra. Il faut seulement prendre garde qu'on n'abuse de la liberté qu'on a d'imposer des noms, en donnant le même à deux choses différentes. Ce n'est pas que cela ne soit permis, pourvu qu'on n'en confonde pas les conséquences, et qu'on ne les étende pas de l'une à l'autre. Mais si l'on tombe dans ce vice, on peut lui opppser un remède très sûr et très infaillible; c'est de substituer mentalement la définition à la

place du défini, et d'avoir toujours la définition si présente, que toutes les fois qu'on parle, par exemple, de nombre pair, on entende précisément que c'est celui qui est divisible en deux parties égales, et que ces deux choses soient tellement jointes et inséparables dans la pensée, qu'aussitôt que le discours exprime l'une, l'esprit y attache immédiatement l'autre. Car les géomètres, et tous ceux qui agissent méthodiquement, n'imposent des noms aux choses que pour abréger le discours, et non pour diminuer ou changer l'idée des choses dont ils discourent. Et ils prétendent que l'esprit supplée toujours la définition entière aux termes courts, qu'ils n'emploient que pour éviter la confusion que la multitude des раroles apporte.

Rien n'éloigne plus promptement et plus puissamment les surprises captieuses des sophistes que cette méthode, qu'il faut avoir toujours présente, et qui suffit seule pour bannir toutes sortes de difficultés et d'équivoques.

Ces choses étant bien entendues, je reviens à l'explication du véritable ordre, qui consiste, comme je disois, à tout définir et à tout prouver.

Certainement cette méthode seroit belle, mais elle est absolument impossible; car il est évident que les premiers termes qu'on voudroit définir en supposeroient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu'on voudroit prouver en supposeroient

d'autres qui les précédassent; et ainsi il est clair qu'on n'arriveroit jamais aux premières.

Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu'on ne peut plus définir, et à des principes si clairs, qu'on n'en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve.

D'où il paroît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli; mais il ne s'ensuit pas de là qu'on doive abandonner toute sorte d'ordre.

Car il y en a un, et c'est celui de la géomé trie, qui est à la vérité inférieur, en ce qu'il est moins convaincant, mais non pas en ce qu'il est moins certain. Il ne définit pas tout, et ne prouve pas tout, et c'est en cela qu'il est inférieur; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c'est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours.

Cet ordre le plus parfait entre les hommes consiste, non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien dé montrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres, de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entrepren

Pensées. I.

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