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tant par le choix des insinuations que par des affirmations formelles et répétées, assigne pour objets aux tendances et aux agissements de la secte révolutionnaire par excellence, des Jacobins, la poursuite théorique de la communauté des biens, de l'abolition de la propriété individuelle (accusation qui domine toute son appréciation de ce parti et en forme l'essence), il se trompe lui-même à l'écho de son propre langage, et transporte les passions qui ont corrompu les populations Ouvrières contemporaines à une époque qui les a ignorées, parce qu'elles n'avaient alors de raison d'être, et qu'elles n'avaient eu encore ni le temps de germer ni l'occasion de se produire. Les mesures restrictives de la liberté du commerce des subsistances, le maximum, les déclamations contre l'opulence, les impôts et emprunts forcés sur les riches, la réduction légale des fortunes, sont des traits. qu'il ne serait pas difficile de signaler dans l'histoire de tous les peuples. Ils sont une atteinte à la propriété individuelle, conçue dans sa pleine et absolue expansion; ils n'en sont pas plus la négation que ne l'a été, depuis, l'expropriation pour cause d'utilité publique, que ne le sera, demain peut-être, l'impôt progressif sur le revenu. Que des bas-fonds de la fange remuée par Hébert soient sortis çà et là des cris assimilables à ceux qui depuis vingt-cinq ans ont pu assaillir nos oreilles, cela est vrai. Prises en leur ensemble, les vues des Jacobins sont d'un autre ordre. Ce fut avant tout un parti politique.

Et ce n'est pas seulement la passion du pouvoir qui dirigea ce parti. Chez lui, comme chez les factions adverses, cette passion était mélangée à doses inégales d'ailleurs d'un incontestable désir du bien public. Telle est en effet, la seconde erreur que nous relèverons chez M. de S., quoi qu'il la partage avec M. Mortimer-Ternaux. Le spectacle de l'affaissement des caractères et des mœurs, le sentiment des tristes préoccupations qui président aux révolutions contemporaines l'ont porté à n'attribuer aux hommes de la Révolution d'autre mobile que l'intérêt personnel. Il commente toutes leurs démarches par le désir du pillage ou par l'ambition de gouverner. Ce jugement n'est pas exact. A l'époque qui nous occupe, les partis et la plupart de leurs chefs étaient naïfs, ignorants, et enthousiastes. Leur inexpérience et leurs superstitions n'avaient pas de limites. Tout juge impartial de leurs discours, de leurs motions, de leurs actes, est obligé de convenir qu'à une très-grande médiocrité d'esprit ils joignaient une non moindre sincérité de croyance et d'attachement à leurs principes.

Quoi qu'il en soit, l'intérêt du second tome de l'Histoire de l'Europe, comme celui du premier, est ailleurs: il porte sur les relations internationales des grandes puissances pendant la période révolutionnaire. La richesse et la sûreté des informations que M. de S. a rassemblées sur la politique de l'Autriche, de l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse, ne le cèdent en rien à l'abondance des renseignements qu'il avait recueillis au sujet de la première phase de la coalition. Mais ses vues s'y rétrécissent et sa pensée s'y précise sous une forme de plus en plus étroite. Son ouvrage devient une thèse, et une thèse écrite à un point de Fue, non pas allemand, mais exclusivement prussien. Le mépris pour l'Autriche,

la haine, à un degré à peu près égal, pour la Russie et pour la France, sont la base de ses sentiments. M. de S. s'est laissé tellement pénétrer par les doctrine prussiennes contemporaines que dans tous ses récits perce, à peine voilée sous des précautions de langage, une irritation rétrospective contre les tendances de Frédéric-Guillaume II, dont le caractère modéré et droit répugnait à certaines visées. Il semble que la mémoire de ce prince demeure chargée aux yeux de M. de S. du crime d'avoir entravé plutôt que favorisé l'expansion de la Prusse. Voici, en résumé, les griefs articulés par lui contre les puissances de l'Europe. Il reproche à l'Autriche beaucoup de mauvaise foi, d'ambition et de versatilité. Il l'accuse d'avoir constamment dissimulé ses projets, de les avoir modifiés sans cesse suivant les événements, d'avoir voulu prendre et la Bavière et certaines principautés enclavées et sa part de Pologne, tout en retenant, si faire se pouvait, la Belgique et une portion de la Flandre ou de l'Alsace', finalement d'avoir amené, par son attitude inquiète et équivoque, la rupture de la coalition. La Prusse a eu deux torts. Elle devait repousser catégoriquement toute combinaison destructive de la nationalité bavaroise 2. Elle s'est laissé jouer par la Russie dans les opérations militaires qui eurent pour objet l'occupation simultanée de la Pologne.

L'Angleterre est irréprochable. Elle a fait la guerre contre son gré, après avoir épuisé tous les moyens de l'éviter.

La Russie et la France sont également coupables. La France a toujours voulu la guerre, parce qu'elle s'en promettait « un butin incalculable» (p. 267 et passim). Par son insatiable convoitise elle a puissamment contribué au succès des entreprises de Catherine II et a été la vraie complice de la Russie.

La Russie, elle, a obéi à ses purs instincts de barbarie. Sans souci de l'intérêt commun elle a profité de la crise révolutionnaire et l'a exploitée dans un intérêt étroit. Dès que la duplicité de l'Autriche eut éloigné d'elle irrévocablement la Prusse et disjoint le faisceau des forces germaniques, Catherine s'empressa d'éluder ses engagements, et d'attiser contre les Prussiens la haine des Polonais.

Quelques-uns des traits qui composent cette esquisse ont une grande valeur. Selon nous du moins, M. de S. a pleinement réussi en ce qui touche la politique de l'Angleterre. Les arguments qu'il fait valoir sont aussi probants qu'ils sont peu répandus, pour ne pas dire méconnus, en France. Presque tous nos écrivains sont restés à cet égard la dupe d'une routine historique, des rancunes populaires et des traditions de Sainte-Hélène. M. de S. n'est pas moins neuf et pertinent dans l'exposé des relations de la Prusse avec la Russie. Mais le point où il montre le plus d'originalité réside certainement dans l'assimilation qu'il établit entre la conduite de cette dernière puissance et celle de notre pays. En leur assignant un but identique et commun: la conquête, il développe des aperçus

1. Voir notamment les pages 230-232-249-280-285-375-378.

2. Voir notamment p. 160.

faits pour nous surprendre. Sa pensée ne connaît point de limites sur ce terrain. La France et la Russie sont dépeintes par lui comme deux despotes qui se disputent << la liberté du monde civilisé, qui perdit constamment de la place jusqu'au > jour où les deux torrents se rejoignirent et où leurs forces se rencontrèrent, >> après avoir submergé l'Europe tout entière (p. 258). Théorie manifestement excessive sinon fausse, puisque livrant (par exception) son auteur à l'empire de la phrase, elle le porte à sacrifier la réalité des faits et à omettre entre les drames de 1793 et ceux de 1812, les importants incidents (sans parler du reste) qui ont pour expression capitale les batailles de Zurich.

Les appréciations produites par M. de S. pour servir d'apologie à la Prusse comportent de même certaines contradictions. Il n'a pas très-bonne grâce par exemple à gémir sur les destinées de la Pologne et à nous représenter le roi Frédéric-Guillaume comme un co-partageant malgré lui. Non qu'il y ait à reprocher, selon nous, à la Prusse ses conquêtes au nord-est de ses frontières. C'était pour elle comme ce fut pour la France, dans les siècles où elle s'étendit dans la même direction, une condition d'existence nationale. Il fallait ou que la Prusse ne fût point ou que la Pologne cessât d'être. Frédéric II eut l'intelligence de cette situation. Mais loin de faire mystère de son initiative dans la question, il la revendique dans ses Mémoires. Le blâme que M. de S. adresse à la noblesse polonaise pour s'être jetée dans les bras de la Russie et avoir tourné sa haine contre les Prussiens n'est pas non plus bien fondé. Dès lors qu'il s'agissait de vie ou de mort, l'intérêt manifeste de la Pologne était de se faire russe tout entière. C'était pour elle l'unique moyen d'échapper au démembrement; elle eût trouvé dans la poursuite réfléchie et résolue de cette tendance, avec de nombreuses compensations, le moyen de s'assurer une existence propre, et peut-être l'occasion de recouvrer un jour son autonomie.

Nous bornerons là l'indication des réserves dont nous croyons devoir accompagner l'éloge du second volume de M. de Sybel. Nous y ajouterons seulement une citation qui nous paraît propre à faire comprendre l'esprit qui a présidé à la conception de son œuvre, cet esprit particulièrement prussien dont nous le disions tout à l'heure animé. En prenant pour tâche la diminution, si nous osons ainsi parler, de la Révolution française, la réduction à une influence minime (tout au plus malsaine, sinon perverse) de ce rôle initiateur et désintéressé que nos historiens se sont plu à lui attribuer et dont nous avons été si longtemps fiers, M. de S. s'est proposé sans doute un but qui échappe à notre critique. Ses intentions ne peuvent tromper aucun de ses lecteurs. Elles éclatent dans un passage où il cesse de maîtriser son humeur. En présence du vieil orgueil révolutionnaire étalant ses quatorze armées, un cri de colère lui échappe. A ce compte, s'écrie-t-il «<l'Allemagne de 1865 aurait droit à une gloire deux fois plus grande, car elle ne possède pas moins de trente-trois armées » (p. 458-460, tout est à lire). Exclamation admirable, aussi précieuse que mal fondée! Car en 1865 l'Allemagne était trois fois aussi peuplée que la France en 1793, et à cette époque encore on donnait le nom d'armées (tout le monde sait que celle avec

laquelle Bonaparte conquit l'Italie ne comptait pas 35,000 hommes) à des agglomérations qui équivalaient rarement à nos Corps. M. de S. l'ignore moins que personne, et en perdant le sang-froid il découvre sa pensée intime.

Si les pages de ce volume portaient l'indication des dates du mois et de l'année, l'usage en serait plus commode.

H. LOT.

19. Johann Heinrich Merck, seine Umgebung und Zeit, von D' Georg ZIMMERMANN, Professor an der Universitat Giessen. Frankfurt am Main, J. D. Sauerlænder. 1871. 1 vol. in-8° de viij-587 p. - Prix 9 fr.

Voici un de ces livres dont on ne comprend pas bien pourquoi ils ont été écrits, si ce n'est pour apprendre au monde les lectures de l'auteur. Ce gros volume en effet n'apporte rien de nouveau au savant, ni même à l'amateur d'histoire littéraire; il n'est point d'une lecture facile et n'offre pas au lecteur ordinaire une image vivante du héros qu'il prétend faire connaître. Toutes les sources qui ont servi à le compiler sont imprimées, et la principale de ces sources, la correspondance de Merck (publiée par Karl Wagner en trois volumes qui ont paru successivement à Darmstadt en 1835 et 1838, à Leipzig en 1847) n'est guère plus volumineuse que le livre de M. Zimmermann. On ne voit pas bien l'avantage qu'il y a à lire ces lettres par le menu en mille citations éparses sur 600 pages, au lieu de les lire en entier et à la suite les unes des autres. Ce livre n'est pas davantage une biographie au sens ordinaire du mot. Le récit de la vie du critique de Darmstadt est en effet fort écourté, ou plutôt fragmentaire. L'histoire de sa jeunesse (p. 3 à 23) est d'ailleurs séparée par 500 pages de celle de sa virilité et de sa vieillesse (p. 533 à 550). M. Zimmermann a cru devoir parler de tous les personnages qui ont été en contact avec Merck; et il n'y aurait rien à redire, si le nombre de ces personnages ne cachait presque complètement le héros; si ces personnages vivaient, s'agitaient, se groupaient devant nos yeux, s'il y avait une action continue et intéressante; si les épisodes n'absorbaient pas la plus grande partie du volume; si enfin l'auteur s'était contenté de raconter et de peindre, au lieu de juger, d'acquitter et de condamner.

Le volume de M. Zimmermann est divisé en cinq livres de longueur fort inégale. Le premier, d'un peu plus de 100 pages, est intitulé: La Patrie: il est rempli en majeure partie par une digression sur Ch. Fr. de Moser. Ce travail est fort intéressant; il repose sur des recherches de première main; il est complet et instructif; mais non erat hic locus. Merck a eu peu de relations avec le toutpuissant ministre du landgrave; son opposition contre lui n'est que vaguement indiquée; elle est affirmée par l'auteur, plutôt que prouvée et suivie dans ses manifestations hostiles'. M. Z. d'ailleurs ne nous semble pas s'élever assez au-dessus

1. Une longue lettre de Caroline Flachsland à Herder (datée du 7 août 1772) rend compte de la rentrée de Moser au service du landgrave et entre dans des détails précieux dont M. Z. aurait pu tenir compte. Il en résulte que Merck fut, dans les commencements, grand admirateur et partisan du « président ». Voy. Herder's Briefwechsel mit seiner Braut, p. 310 à 313.

des personnes et des partis dans le jugement de cette tragédie, pour me servir de son expression. S'il avait été plus historien, il aurait su être juste pour le Struensee hessois aussi bien que pour Merck, Charles-Auguste de Weimar et autres contemporains qui n'aimaient point le ministre et virent avec plaisir sa chute et même la persécution dont il fut victime. Moser était une de ces natures à la Pombal, si fréquentes au XVIIIe siècle; ardent champion des idées modernes, représentant énergique et convaincu du despotisme éclairé, fanatique comme tout vrai réformateur, et identifiant volontiers sa personne avec les réformes; dédaignant les irrégularités de détail quand il s'agissait d'atteindre le but; méprisant les gens inutiles; capable de ne pas respecter la vérité, s'il y allait de la réussite de ses idées; un de ces hommes, en un mot, qui, sur un grand théâtre, deviennent en religion des Mahomet, en politique des Cromwell. Or, s'il y a une chose au monde qui soit antipathique aux natures artistes telles que Charles-Auguste, et aux sceptiques amants de la vérité tels que Merck, ce sont ces réformateurs intolérants; et il est très-simple que le duc et le critique aient témoigné cette antipathie au ministre qui, à leurs yeux, avait le tort d'être utilitaire, fanatique, et despote.

Le second livre, intitulé la Littérature allemande, forme la partie la plus longue, sinon la plus importante du volume. M. Zimmermann nous y parle des rapports de Merck avec Herder, les deux Schlosser, Goethe, Wieland, etc. On n'y trouvera rien de nouveau; mais il est commode d'avoir réunies en un même chapitre toutes les données éparses sur le rôle de Merck dans le mouvement littéraire de 1770 à 1780. On sait ce que Merck a été pour Goethe. Son nom est indissolublement lié dans l'histoire de la littérature allemande à ceux de Gatz, de Werther, de Clavijo et de Faust. C'est lui qui fournit les principaux traits de Méphistophélès; et, à ce propos qu'il nous soit permis de trouver au moins. étranges les éternelles apologies de Merck, tentées par M. Zimmermann. D'abord Goethe ne fut pas seul à donner le nom de Méphistophélès à Merck; et puis, où en est-on en Allemagne si un critique et un savant de l'ordre de M. Zimmermann peut voir dans ce sobriquet un reproche sérieux fait au caractère de Merck, et dans la figure de Méphistophélès le méchant diable de la tradition? Il semble qu'on ait à peine besoin de dire à un enfant que, pour Goethe, l'ami de Faust n'est guère que le représentant d'une manière de penser et de sentir fort permise, et certainement bien répandue parmi les meilleurs : l'esprit de critique et de négation, l'antipathie pour la phraséologie idéale, le scepticisme à l'égard des grands sentiments, le don de voir les motifs secrètement égoïstes de nos meilleures actions; tout cela, Merck l'avait au plus haut point, et il se connaissait certes trop bien pour se fâcher de la plaisanterie de Goethe'. Ce pauvre Goethe et ce pauvre Charles-Auguste! M. Z. est-il assez sévère pour

1. Au reste, on sait que le caustique ami de Faust ne reçut son côté diabolique qu'à la reprise de la tragédie, quinze ans après le premier jet, conçu et écrit du temps de la plus grande amitié avec Merck.

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