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Le Taittiriya Yajus, auquel il est temps enfin d'arriver, n'en présente pas moins la division habituelle en Samhitâ et Brahmana. Mais il est évident d'après ce qui précède, qu'il ne saurait s'agir, comme c'est le cas pour les autres Vedas, de deux ouvrages de nature différente. La distinction, en effet, n'est ici qu'affaire de titre : l'un et l'autre recueil renferme un mélange de mantras et de brâhmanas, et, à vrai dire, ils sont tous deux, d'un bout à l'autre, à la fois Samhitâ et Brahmana. Que faut-il donc penser de cette division si peu réelle que les commentateurs, qui savent pourtant découvrir des arguments en faveur des pires causes, trouvent plus commode de l'ignorer que de la défendre'?

L'explication la plus simple est celle qu'a donnée depuis longtemps M. Weber (Indische Literaturgesch. p. 89), et d'après laquelle le Brahmana serait un supplément ajouté postérieurement à la Samhità. Cette opinion a beaucoup pour elle, et entendue dans un sens très-large, je ne doute pas qu'elle ne soit juste. Elle est surtout corroborée par les résultats que fournit la comparaison avec les textes de la Vâjasaneyi-Samhitâ, où les additions se reconnaissent bien plus facilement, en raison même de la composition plus systématique de cet ouvrage. Il est impossible, par exemple, de ne pas reconnaître une grande importance au fait que certaines matières propres au Taittirîya Brâhmana, se trouvent dans la VâjasaneyiSamhità également reléguées dans les derniers livres, qui sont évidemment d'origine plus récente. Mais il suffit d'un examen un peu détaillé pour s'apercevoir que cette opinion ne peut être juste qu'à condition de s'entourer de réserves et de restrictions qui étaient sans doute dans la pensée de M. Weber, mais qu'il eût bien fait de formuler.

Les deux ouvrages, en effet, se pénètrent de telle sorte que le décompte n'en saurait être si simple. Si le Brahmana ne fait souvent que développer et commenter la Samhitâ, le cas inverse n'est pas moins fréquent. Quelquefois ces développements se présentent en double dans les deux ouvrages dans ces cas mêmes la priorité ne paraît pas toujours être du côté de la Samhità. Ainsi T. Br. 1, 6-8 n'est qu'un brahmana supplémentaire (ou anubrâhmana comme l'appelle le commentaire) à T. S. I, 8, 1-20, où les mantras du sacre royal sont déjà accompagnés d'un er brâhmana. Mais quand certains brâhmanas de T. Br. III, 2 se trouvent reproduits sous une autre forme T. S. II, 6, 3-5, c'est au Brâh

sons le mieux, grâce aux nombreux renseignements que M. A. Weber a donnés à plusieurs reprises sur cet ouvrage, particulièrement dans les Indische Studien. Tout ce que nous savons de la Maitrâyanî Samhitâ se réduit à quelques indications sommaires de M. Haug, qui en possède 2 exemplaires. Je note en passant que le passage « brahma vai parnah » dont M. Haug fait un usage si risqué pour l'étymologie du mot brahman, n'est pas comme il le croit, particulier à cette Çâkhâ: il se trouve dans le morceau correspondant du Taittirîya Brahmana, III, 2, 1, 1, et autres parts encore. De pareilles identifications sont sans aucune valeur étymologique. (vid. Haug, Brahma u. die Brahmanen, p. 6 et 31 du tirage à part.)

1. Il est juste de dire que la critique indigène, qui part de l'idée du Veda unique et éternel, ne peut y voir que des distinctions formelles. A ce point de vue elle insiste sur la division en mantras et brâhmanas, mais ne s'occupe guère de celle en Samhitâ et Brâhmana. Il en est tout autrement de nous qui voyons là une question historique et des différences d'origine.

mana que semble cette fois appartenir l'avantage, et ce sont les explications de la Samhitâ qu'on est tenté de regarder comme additionnelles. Autant que nous pouvons en juger, ce n'est pas non plus dans la Samhitâ que nous trouvons toujours l'essentiel, ni dans le Brahmana constamment l'accessoire: pourquoi la cérémonie du renouvellement du feu sacré se trouve-t-elle T. S. I, 5, tandis qu'il nous faut chercher au début du Brâhmana ce qui est relatif au 1er établissement de ce même feu ? Le commentaire (t. I, p. 771) note l'inversion et se contente de dire que cela a été arrangé ainsi en vue de l'étude. Il y a plus, la Samhità elle-même est pleine d'appendices et de pièces rapportées. Le 3o livre presque entier n'est qu'un supplément à T. S. I, 1-4; et toutes les Kàmyeshtiyajyas ou prières à réciter lors de certaines oblations votives non obligatoires, qui se trouvent si singulièrement réparties à la fin de tous les chapitres des livres I-IV, se distinguent à première vue comme des additions faites après coup. Enfin dans les endroits où le Brâhmana suit la Samhità pas à pas, il nous avertit lui-même par des omissions ou par de brusques écarts, que le texte qu'il commente n'est pas tout à fait celui qui nous est parvenu. Ainsi certains mantras de T. S. I, 1, 10 ne sont pas expliqués T. Br. III, 3, 3, comme leur rang l'exigerait, mais renvoyés plus loin, T. B. III, 3, 10. S'il est donc plus que probable que les Taittirîyas, après avoir formé un 1er recueil de mantras et de brâhmanas, en ont formé plus tard un 2o pour compléter le 1o, il faut admettre que les deux recueils une fois commencés, ont continué, dans une large mesure, à se développer de front. Quelles sont dans l'un et dans l'autre les parties primitives, pourquoi telle addition a-t-elle trouvé sa place dans celui-ci plutôt que dans celui-là, ce sont là des questions auxquelles dans la plupart des cas nous n'avons rien à répondre. Certaines exigences de l'enseignement, bien des raisons auxquelles nous ne songerons jamais, parce qu'à nos yeux elles seraient insignifiantes, ont pu être décisives à cet égard. Toujours est-il qu'on risquerait de se tromper gravement en concluant que tel morceau est plus vieux ou plus jeune, selon qu'il se trouve dans la Samhitâ ou dans le Brahmana; et que, si les deux ouvrages nous étaient parvenus réunis, nous y aurions aisément découvert, il est vrai, des additions successives, mais l'idée ne nous serait certainement pas venue de les séparer.

La publication de tous les textes du Taittirîya Yajus se poursuit depuis plusieurs années dans la Bibliotheca Indica de Calcutta. Des sept livres ou Kândas de la Samhitâ, les 2 premiers et une partie du 3o ont paru avec le commentaire de Madhava (ou de Sâyana, l'attribution varie), par les soins successifs de Roer et Cowell pour le 1er volume, de Cowell seul pour le 2o, de Râma Nârâyana Vidyaratna et, après lui, de Maheçacandra Nyayaratna pour le 3°. Le Brâhmaṇa en 3 Kanda, ainsi que l'Aranyaka (dont les 10 chapitres ou prapathakas forment un supplément, et cela dans toute la force du terme, aux deux ouvrages précédents), ont paru en entier avec le commentaire de Sâyana, par les soins de Râjendrâlâla Mitra. Le commentaire a soin de donner la concordance entre les trois ouvrages, qui s'éclairent ainsi et se complètent entre eux : il reproduit en outre tout ce qui dans les préceptes rituels, ou Çrauta-sûtras, de deux anciens chefs

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d'écoles du Yajus Noir, Bodhâyana et Apastamba, est immédiatement relatif à ces textes. L'ensemble de ce qui a paru jusqu'ici de cette belle publication, qui a malheureusement le défaut de marcher trop lentement, ne comprend pas moins de 57 fascicules de 96 pages in-8° chacun. A ces moyens d'étude vient enfin s'ajouter la nouvelle édition de la Samhitâ que nous devons à M. Weber. La Ire partie qui forme le 11 volume des Indische Studien, comprend les Kândas I-IV, ou environ les 2/3 de l'ouvrage. M. W. a donc déjà notablement dépassé ses devanciers de Calcutta, et avec l'activité vraiment prodigieuse qu'on lui connaît, on peut compter que les trois derniers livres suivront sous peu, et que dans le courant de l'année nous posséderons la Tattiriya-Samhitâ complète, sous une forme commode et peu coûteuse.

Cette édition de la Taittirîya-Samhitâ se relie du reste étroitement aux études favorites de M. W., à celles qu'il peut à bon droit réclamer comme son domaine propre. Le premier en effet, que nous sachions, l'éditeur du Yajus Blanc a attiré l'attention sur les diverses rédactions du 2o Veda, et a eu le courage de s'enfoncer dans l'étude pénible et aride des textes rituels. Depuis la publication de son Vajasaneya-samhitae specimen, en 1847, il n'a cessé de revenir sur ces questions, soit dans les Indische Studien, soit dans ses communications à l'Académie de Berlin ou à la Société orientale allemande, soit dans sa part de collaboration au Dictionnaire de Saint-Pétersbourg. Personne, sans en excepter M. Haug, l'éditeur de l'Aitareya-Brahmana, ne nous a fait pénétrer aussi avant dans le détail de certaines parties du cérémonial. Malheureusement il est assez difficile de dégager de tout cela une vue d'ensemble. Aux difficultés inhérentes à la matière même, à son étrangeté, à son infinie variété, s'en joignent d'autres qui tiennent aux habitudes de travail de ce savant, à sa manière par trop fragmentaire de présenter les résultats de ses études, à son exposition improvisée, encombrée et confuse, à son style enfin dont le sans-façon dépasse toutes les limites permises même entre Germains, et que Bunsen ne qualifiait pas trop sévèrement en l'appelant << un argot brahmanique. »

Outre les parties publiées de l'édition de Calcutta, M. W. s'est servi pour établir son texte de deux manuscrits samhitâ, de deux manuscrits pada, d'un fragment samhitâ, et d'un manuscrit complet du commentaire. Deux de ces manuscrits, provenant d'Eug. Burnouf, ont été mis gracieusement à la disposition de l'éditeur par la Bibliothèque de Paris; un 3o lui a été communiqué par M. Whitney; les autres ont été envoyés de l'Inde et donnés à la Bibliothèque de Berlin par M. G. Bühler. M. W. a également tenu compte des citations de la Taittiriya-Samhitâ répandues dans le Dictionnaire de Saint-Pétersbourg, et qui proviennent d'une autre source manuscrite. Enumérer ces resources, c'est dire que M. W. nous a donné un texte excellent. Les particularités orthographiques du Taittiriya Yajus ont été l'objet de soins attentifs. La correction typographique,

1. M. Bühler appartient à cette phalange déjà nombreuse de jeunes savants allemands appelés petit à petit par les Anglais eux-mêmes à la tête de la plupart de leurs grands établissements d'instruction publique dans l'Inde. Ce sont les vedettes scientifiques de l'Allemagne.

si difficile à obtenir pour les textes accentués, est, comme pour tout ce qui se publie dans les Indische Studien, à peu près irréprochable. Aussi, quand M. W., tout en présentant ses excuses éventuelles à cet égard, fait remarquer qu'un éditeur allemand n'est pas, comme ses collègues de l'Inde, en état de profiter pour la revue des épreuves du concours de quelques jeunes pandits, est-il permis de lui supposer quelque intention malicieuse à l'adresse de ses devanciers de Calcutta. Le travail de ceux-ci, tout méritoire qu'il est, laisse en effet à désirer, surtout dans le 1er volume. Ce n'est pas seulement le commentaire (on sait que les manuscrits de cette sorte d'ouvrage, sont d'ordinaire dans un état d'incorrection désespérant) qui est émaillé de fautes le texte lui-même n'est pas à l'abri de tout reproche. Il lui arrive même d'escamoter des phrases entières, comme T. S. I, 2, 5, 2 le montra « tve râyah » que donnent cependant le Brahmana et les sûtras reproduits trois pages plus loin par le commentaire. Même remarque pour Visnoh prishtham asi, I, 2, 13, 3. M. W. se contente d'ordinaire de corriger ces fautes sans les relever. Une remarque ne serait pourtant pas de trop dans les cas où il s'agit moins d'une incorrection que d'une leçon vicieuse. Ainsi T. S. I, 3, 9 M. W. donne sans observation la vraie leçon « çam ahobhyâm; » « çam >> mahobhyâm » que porte l'édition de Calcutta ne paraît pas être pourtant une simple erreur typographique; car si le passage correspondant du Brahmana rejette cette leçon, elle a par contre déjà passé dans les sûtras de Bodhâyana. Pour toutes les particularités grammaticales de son texte, M. W. a pu d'ailleurs renvoyer aux règles du Prâtiçàkhya aujourd'hui édité, mais alors inédit, et dont l'éditeur, M. Whitney avait mis par avance les épreuves à sa disposition.

La ponctuation, dont les manuscrits ne tiennent pas compte, ainsi que la séparation des mantras ont été partout établies. Les divisions adoptées ne concordent pas toujours avec celles que reconnaissent les sûtras, et cela même aux endroits où Bodhayana et Apastamba sont d'accord. Bien que dans la plupart des cas la chose soit sans importance, il en est d'autres pourtant, où elle présente quelque intérêt pour la critique du texte. Ainsi dans l'avant-dernier mantra de T. S. I, 3,9 le mot << svâhâ » est rattaché par M. W. à « Vâyo vîhi stokânâm; » les sûtras et le Brahmana le joignent cependant tous deux au mantra suivant. Je ne doute pas que la ponctuation de M. W. ne reproduise ici la division primitive, quand le mantra était encore compris dans son vrai sens de « Vâyu, repais-toi » des gouttes (de la libation). » Mais quand plus tard, ainsi que le brâhmana et l'accentuation actuelle de «< vîhi» en font foi, on l'interprêta dans le sens de « Vâyu, pénètre à travers les gouttes (de la libation), » on cessa du même coup de le regarder comme la formule accompagnant directement la libation, et le mot «< svâhâ, » caractéristique de l'offrande, dut passer dans la phrase suivante, devenue elle, désormais la formule libatoire : « (gouttes), allez vers celui qui >> fait monter les vapeurs, vers le fils de Marut. »

M. W. a fait suivre chaque paragraphe d'une concordance qui renvoie aux passages correspondants de la Samhitâ, du Brâhmana, de la Vâjasaneyi-Samhita, du Çatapatha-brahmana, du Kathaka et des sûtras de Kâtyâyana. Malheureusement il ne paraît pas avoir eu à sa disposition les sûtras propres du Yajus Noir.

La concordance avec l'Atharvaveda et le Rig, n'est pas non plus indiquée, excepté dans les paragraphes consacrés aux Kâmyeshti-yâjyâs. Cette lacune est vraiment regrettable, et il est à désirer que M. W. veuille bien utiliser pour la combler, la place qui lui restera probablement à la fin du 2° volume. Enfin M. W. a eu soin de donner tout ce qui est nécessaire des indications du pada, d'ajouter à chaque paragraphe un titre qui en spécifie au moins sommairement la destination rituelle, et d'imprimer en caractères espacés les principaux noms propres, ainsi que les mantras quand les brâhmanas, ne les citent que par leur pratîka ou partie initiale. Si l'on veut bien tenir compte de toutes ces dispositions, on avouera que M. W. n'a rien négligé dans le cadre étroit qu'il s'était tracé, pour rendre son édition aussi pratique que possible.

Il me reste à présenter une dernière espèce d'observations sur les services. que la publication de M. W. pourra rendre aux études védiques. Mais avant de m'y engager, je me vois obligé d'essayer, au moins d'une façon sommaire, de donner un aperçu du contenu et de la disposition de la partie publiée de la Samhita. Les cérémonies n'y sont pas traitées une à une, dans leur succession réelle et chronologique: elles y sont pour ainsi dire démembrées; puis les différentes parties en sont ramenées à un ordre logique, qui n'est pas maintenu d'une manière bien conséquente, il est vrai, mais dont le dessein général est pourtant visible à travers la confusion de l'ensemble et des détails. Les principes de cet ordre, que le commentaire compare lui-même à la méthode des grammairiens (vid. Madhara ad T. S. t. 2, p. 245), et qu'on pourrait proprement appeler l'ordre indien, tant ce peuple l'a appliqué de préférence aux matières les plus diverses, même à celles qui le comportent le moins, peuvent se ramener à deux points ne voir les choses que du côté formel, et procéder du général au particulier. Ainsi pour les sacrifices on ne s'occupe ni de leur objet, ni de leur enchaînement, ni de leurs affinités internes ou originelles; mais simplement de la forme même de l'acte parmi ces formes, celle qui sans rien omettre d'essentiel, paraît la plus simple, est placée en tête comme forme normale, et il ne reste plus qu'à indiquer les différences pour en déduire les autres considérées comme autant de variétés. Tout le cérémonial se trouve ainsi ramené à trois normes ou prakritis: l'agnihotra du matin et du soir, l'Ishti de la nouvelle et de la pleine lune, et le Somayâga simple ou Agnishtoma. Chacune de ces prakritis est censée absolument indépendante des autres, et de plus complète, c'est-à-dire offrant la série entière des parties essentielles qui peuvent figurer dans ses variétés ou vikritis (cf. Madhava ad T. S. t. I, p. 8; t. II, p. 245). C'est là du moins l'idéal du système, tel que le commentaire s'efforce de l'établir, et il est à peine besoin. d'ajouter que, présenté avec cette rigueur, il dépasse de beaucoup la conception des auteurs mêmes de la Samhitâ. En réalité il est trop artificiel pour ne pas être en défaut dès qu'on veut le pousser à bout. Malgré toutes les éliminations, les trois prakritis rentrent à chaque instant l'une dans l'autre. Ainsi point de Somayaga sans paçu, ou immolation d'une victime; en d'autres termes le paçu est une partie constitutive, ou anga, du Soma; mais par sa forme il est une variété de l'Ishti. D'autre part, point de sacrifice sans feu sacré : les cérémonies avec lesquelles le feu s'allume ou se réveille, l'édification du foyer et d'autres encore

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