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D'HISTOIRE ET DE
ET DE LITTÉRATURE

N° 3

20 Janvier

1872

12.

Sommaire 10. BENFEY, De l'origine et de l'emploi des désinences personnelles du sanscrit commençant par un r. 11. VOLLGRAFF, Studia palaeographica. CONDILLAC, Traité des sensations, tr. p. JOHNSON.

10. TH. BENFEY. Ueber die Entstehung und Verwendung der im Sanskrit mit r anlautenden Personalendungen. Extrait des Mémoires de l'Académie de Goettingue. In-4°, 71 p. Prix : 4 fr.

On sait que les verbes sanscrits conjugués sur la voix moyenne ont à la 3° personne du pluriel pour désinence primaire -ante ou ate et pour désinence secondaire -anta ou -ata, mais que ces désinences sont remplacées au parfait par la désinence -re, ou plutôt avec l'i de liaison -i-re, au potentiel et au précatif par la désinence ran. L'r se rencontre encore devant les désinences, d'ailleurs complètes, des quatre temps spéciaux, dans le verbe çî «< être couché » qui fait gerate, açerata, etc., et facultativement dans le verbe vid « savoir. » Cette dernière particularité, restreinte à deux verbes dans la langue classique, leur est commune avec beaucoup d'autres dans la langue des Védas, où on la voit s'étendre encore aux aoristes, et à des formes de plus-que-parfait. Les désinences renfermant l'r s'y rapprochent d'ailleurs tantôt des formes pleines comme çerate, açerata, exemples: duhrate (prés.), duhratâm (impér.), ou des formes du parfait en re et même en i-re, exemples: duhre, çrnvire (prés.), et par analogie duhrâm (impér.), aduhra (imparf.), ou enfin des formes de potentiel en ran, exemples: aduhran (imparf.), asrgran (aor.), sans compter d'autres formes encore dont il sera question plus loin.

Bopp expliquait ces formes, au moins celles de la langue classique qui d'abord lui ont été seules connues, comme renfermant une composition du thème verbal avec la racine as « être,» analogue à celle qu'on rencontre également à la 3* personne du pluriel dans certains temps, d'ailleurs simples, des verbes grecs (ici toutefois à la voix active), exemples: ctnoav, deixwvoav. L'r de nos formes serait dans cette théorie le représentant de l's de la racine as. M. B. combat cette explication et en propose une nouvelle.

L'objection capitale que soulève l'hypothèse de Bopp est la suivante: le changement d's en r devant les sonores n'est constaté en sanscrit qu'après certaines voyelles et seulement pour l's final, soit d'un mot indépendant, soit du premier terme d'un composé, soit d'un thème devant certains suffixes de dérivation secondaire et devant certaines désinences commençant par une consonne; encore dans tous ces cas, sauf le premier, doit-on croire, comme le fait justement observer M. B. que l'usage ancien de la langue était différent. Mais il est impossible de citer une analogie véritable à l'appui du

changement qu'il nous faudrait admettre ici. Ajoutez à cela que la composition avec la racine as se rencontre dans plusieurs temps en sanscrit, et que nulle part I's ne s'y change en r. La difficulté nous semble en effet insurmontable, et M. B. aurait bien fait sans doute de s'en tenir à cette objection très-suffisante. Mais il va plus loin, et prétend que l's n'a pas pu se changer en r à l'intérieur d'un mot, parce qu'elle ne s'y change pas en visarga, et que le passage par le visarga est en sanscrit un degré nécessaire du changement d's en r. M. B. consacre deux pages (19 et 20) à défendre cette proposition par des arguments qu'il serait facile de retourner contre lui sans que la réfutation eût d'ailleurs plus de valeur réelle que son argumentation elle-même. Toute cette discussion où manquent à la fois les faits historiques constatés et les considérations physiologiques qui à leur défaut pourraient peut-être éclairer la question, me paraît absolument vide. Je ne m'y laisserai pas engager et je passerai immédiatement à l'examen de l'hypothèse nouvelle.

M. B. ramène d'abord toutes les formes en question à deux types primitifs -rante, -ranta, ou sans la nasale -rate, -rata. Les formes en -re seraient venues du premier par la chute du t, et par suite, de l'a précédent. Mais cette chute du t n'est constatée que pour la 3° personne du singulier, soit du présent : crnve pour crnute (R. V. IX. 41. 3), soit de l'impératif : çayâm pour çetâm (A. V. VI. 134. 2). La prétendue 3o pers. du duel vevije pour vevijâte (R. V. I. 140. 3) doit sans doute être entendue, ainsi que paraît le faire Roth (Sanskrit Worterbuch, sous la racine vij, intensif) comme le nominatif duel d'un adjectif vevija. Enfin la forme çere pour çerate, dans l'Atharva-Véda, dont M. B. croit pouvoir tirer un argument triomphant, résout si peu la question de la priorité des formes en re ou en rate, qu'elle est elle-même une des formes en question. Je reconnais toutefois que le parallélisme des formes duhre, duhrâm, aduhra, avec duhrate, duhratâm, *aduhrata, est frappant, et qu'il s'expliquerait bien par la chute de at; mais si l'on devait plus tard démontrer la possibilité du changement de ante en re, de antâm en râm, etc., la première série de formes se trouverait ainsi expliquée, et la seconde s'expliquerait par une nouvelle addition des désinences à des formes dont l'origine était méconnue. Je ne préjuge rien bien entendu, et ne veux qu'indiquer une simple possibilité.

Quant aux formes en -ran, selon M. B., elles s'expliquent par la chute de l'a, puis du t de la désinence -ranta restée, sauf la nasale, dans certaines formes de potentiel védique comme jusherata, tandis que la désinence ran s'est étendue, également dans la langue védique, à des imparfaits comme aduhran.

Il reste bien une désinence rebelle-ram, qu'on trouve à l'aoriste, par exemple dans asrgram à côté de asrgran. Selon M. B. toutes les deux viennent de asrgrant (a), par les intermédiaires asrgrans, asrgrams; l'anusvâra de cette dernière forme serait, après la chute de l's, tantôt redevenu n, tantôt devenu m. Comme exemple d'un tel procédé phonétique, il cite les vocatifs zends tels que ashâum en regard du sanscrit rtâvas; les deux formes remonteraient à un primitif artavans contenant l's du nominatif, dont la flexion aurait été abusivement étendue au vocatif. L'explication de la désinence exceptionnelle du zend est ingénieuse;

que

ces

mais le vocatif sanscrit s'expliquerait tout aussi bien par la présence d'un suffixe vas qui serait à côté de van, ce que les suffixes ush et vat sont à côté de vams du participe parfait, et ce que le féminin varî est à côté de ce même suffixe van, différents suffixes soient d'ailleurs oui ou non d'origine commune. Quant à l'analogie que M. B. croit pouvoir relever en sanscrit, elle est absolument imaginaire. Selon lui le Rig-Véda contiendrait deux fois (II, 24, 11, et IX, 109, 7) le nominatif de mahant grand, sous la forme mahâm (oxyton) au lieu de mahân. Il consacre deux pages (58 et 59) à l'explication de ces deux passages qui, dit-il, ne sont pas cités dans le dictionnaire de Pétersbourg. Il a oublié de lire l'article mah, où ils sont cités précisément tous les deux. Mahâm est en effet le génitif pluriel de cet adjectif; dans le premier passage, selon Roth, il désigne les dieux, et cette interprétation est rendue très-vraisemblable par la comparaison de R. V. IV, 5, 9; dans le second, qui est un peu obscur, il se rapporte peut-être à avînâm; mais en tout cas il suffit que la possibilité de l'expliquer comme un génitif de mah soit indiquée, pour que l'interprétation de M. B. doive être immédiatement rejetée.

Revenons aux désinences typiques -rante, -ranta. Elles se trouvent identiques aux formes rante (R. V. VII, 36, 3), ranta (1, 61, 11 et VII, 39, 3) que M. B. rapporte avec beaucoup de vraisemblance à la racine ar «aller» conjuguée exceptionnellement sur la 2o classe et à la voix moyenne. Or nos désinences ne sont employées qu'au passif et au moyen, et c'est en sanscrit un usage fréquent, qui d'ailleurs a ses analogies dans les autres langues de la famille, d'exprimer la catégorie du passif et du Moyen reposant sur le passif réfléchi, par un verbe signifiant aller. Ainsi vaçam avec le verbe i «< aller » donne la locution << aller dans » la puissance, être soumis. » La caractéristique du passif sanscrit ya, que M. B. tient pour identique à celle de la 4° classe, n'est elle-même autre chose, d'après lui, que la racine i conjuguée sur la 6o classe. On devine la conclusion. Les formes qui nous occupent sont une composition du thème verbal avec les formes rante, ranta, de la racine ar.

Je ferai deux objections à cette hypothèse.

Premièrement, on ne voit pas que la racine ar ait jamais été employée comme auxiliaire, dans aucune des langues de la famille. A peine M. B. peut-il citer un ou deux exemples tels que glânim ar «aller dans l'épuisement, être épuisé,» où la racine ar est employée comme peut l'être dans la langue sanscrite classique toute autre racine signifiant << aller. » Or on ne peut s'expliquer le fait extrêmement rare de la combinaison avec un thème verbal d'une racine conjuguée,

1. Pour attribuer à la racine ar le sens primitif de « aller » au lieu de « s'élever » donné par Roth, il critique son interprétation de R. V. I. 165. 4: iyarti, dit-il, ne peut signifier ici s'élève, parce que « la foudre » paraît descendre plutôt que monter. S'il avait consulté l'article adri il aurait vu que Roth prenait ici ce mot dans le sens de-« pierre à » cette pierre s'élève (et s'abaisse), c'est-à-dire que le sacrifice se pré» presser le Soma; pare, et en effet à l'hémistiche suivant les coursiers d'Indra sont priés de l'y conduire. C'est, je crois, le vrai sens. Max Müller en a proposé un troisième (Traduction du RigVéda. Vol. I, pp. 165 et 184).

que par un long emploi de cette racine avec la fonction d'auxiliaire, emploi qui lui fait perdre presque tout son sens radical, pour la réduire à une valeur purement formelle. Il faudrait donc admettre que ar après avoir été de très-bonne heure employé comme auxiliaire a perdu ensuite cette fonction, et si complètement qu'il n'est pas resté de traces de l'ancien usage. Mais nous voyons au contraire que les racines dont on ne peut nier la composition avec un thème verbal, as qui a donné au latin le parfait en si (sans parler d'autres formations dans les autres langues), bhû qui a donné le parfait en vi, le futur en bo, etc., sont restées usitées comme auxiliaires, par exemple dans les locutions amatus sum ou fui.

Secondement, les formes en question ne sont pas spécialement passives ou neutres. Elles sont tout simplement moyennes, c'est-à-dire conjuguées sur l'Atmanepadam, et conservent leur sens actif si elles l'avaient d'ailleurs comme ajushran, bharerata, acakriran, anu mamsîrata, etc., etc. M. B. a pris grand soin d'indiquer celles de ces formes qui sont prises passivement. Mais la plupart sont des formes d'aoriste ou de parfait, c'est-à-dire de temps généraux où le passif ne se distingue pas du moyen. S'il s'en trouve quelques-unes qui appartiennent aux temps spéciaux, c'est que dans ces temps aussi le passif n'était pas primitivement distingué du moyen, et que la langue védique conserve encore des traces d'un usage auquel le grec n'a jamais renoncé çrnvire est passif au même titre. que çrnvishe (R. V. VIII, 33, 10) et çrnve (IX, 41, 3 et 97, 13); sunvire l'est comme sunve (IX, 108, 13), hinvire comme hinve1 (IX, 44, 2), sans qu'il soit besoin pour cela d'aucun auxiliaire ni d'aucune composition.

La question que M. B. déclarait rester ouverte avant son hypothèse nous paraît donc l'être encore après. La désinence re pourrait-elle, comme Fr. Müller l'a proposé spécialement pour la désinence are du pâli, être tirée de la forme ante ou ate par le changement de t en r? La forme çoîrê du zend en regard de çere montre qu'il s'agit là d'une particularité commune aux deux peuples âryens, ce qui nous interdit d'expliquer l'altération du t par un son cérébral de transition, ce son étant inconnu au zend. Ceux qui, comme l'école de M. B. lui-même, ne reculent pas devant les hypothèses aventureuses sur la parenté primitive des suffixes, les partisans de ce qu'on a appelé la Participial-Theorie, ne devraient pas ce me semble avoir beaucoup plus de peine à admettre le changement de ante en are ou re dans les désinences verbales que celui de ant en ar dans les suffixes nominaux. La suraddition des désinences dans les formes en -rate, -rata, -ratâm, pourrait même servir d'analogie pour expliquer les formes les plus rebelles à la théorie telles que çakrt, comme contenant un second suffixe at ajouté à ar. Mais sans la repousser absolument, je crois qu'il est prudent dans l'état actuel de la science de suspendre son jugement sur toute cette théorie.

J'aurais encore à faire à M. B. quelques critiques de détail. Mais elles porte

1. A propos de hinve, je remarque que cette forme dans le passage du R. V. IX. 65. 11. n'est pas une 3 personne (v. p. 47) mais bien une " personne du singulier comme M. B. l'a lui-même admis ailleurs (S. V. II. 2. 1. 10. 2.).

raient surtout sur des théories depuis longtemps attaquées. Je me bornerai à relever la discussion des pages 63 et 64 où il cherche à établir que le duel a pu quelquefois se confondre avec le pluriel en sanscrit, et dans le sanscrit du RigVéda! Or, comme il le remarque lui-même, le sentiment de la distinction de ces deux nombres est tellement vif dans la langue védique, qu'il semble qu'on devrait être disposé à tout admettre plutôt qu'une confusion de ce genre. Il cite R. V. X, 65, 2, en remarquant que le pluriel peut s'y expliquer parce qu'on trouve après indrâgnî et le verbe au pluriel un autre sujet somah; c'est là en effet l'explication toute naturelle du pluriel. Mais toute cette discussion ne vient là que pour rendre compte d'un pluriel dont l'explication est bien plus simple encore. On lit R. V. I, 139, 7.

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Selon M. B. aryamâ kartarî sacâ équivaut à un duel, ce qui serait en effet trèspossible, et duhre est un pluriel remplaçant le duel. Mais pourquoi ne pas prendre pour sujet de duhre le pluriel angirasah sous-entendu? « Cette vache, ô Dieux! » que vous avez donnée aux Angiras, ils ont trait son lait; » aryamâ sera alors le sujet de veda. On pourrait s'étonner de ne trouver le verbe que dans cette sorte de bis, dans cette répétition de la fin du påda; mais le même fait se reproduit précisément dans la partie correspondante de la stance suivante pour le verbe didhrta, esha sert à relever le sujet.

Malgré toutes ces critiques, et bien que l'hypothèse nouvelle de M. B. me semble inadmissible, je n'entends pas nier l'intérêt de son mémoire. On pense bien qu'un indianiste comme M. B. n'écrit pas, même un opuscule de 70 pages, sans apprendre bien des choses à ses lecteurs. La collection complète des formes védiques de la 3e pers. du plur. contenant une r est à elle seule très-précieuse. Peut-être pourra-t-on en retrouver quelques autres encore. Ainsi aux formes de parfait védique en rire où M. B. veut voir le parfait de ar, et qui probablement contiennent deux fois la désinence re, exemple : dadrire de dâ (R. V. VII, 90, 1), je suis tenté d'ajouter dadhrire dans le passage suivant (R. V. I, 48, 3):

uvâsoshá uchác ca nu devî jîrá rathânâm

ye asyâ âcaraneshu dadhrire samudre na çravasyavuh

On a proposé de cette stance plusieurs traductions dont aucune n'est bien satisfaisante. On a voulu voir là une comparaison avec des gens avides de richesses qui naviguent sur mer. Je prends çravasyavah dans le sens de «riche, abondant >> et non «avide de richesses» (cf. VII, 75, 2), je le rapporte à rathâh (cf. V, 56, 8) et je traduis << Elle a brillé l'Aurore, et puisse-t-elle briller encore la déesse » qui éveille les chars ! les chars pleins de richesses qui à son approche affluent » (sont amenés) vers moi comme des rivières vers la mer (ou plutôt vers le >> confluent des rivières). » La comparaison inverse de rivières avec des chars se trouve R. V. I, 130, 5 (cf. aussi VI, 19, 5). Dans ce sens, s'il devait être admis, la racine dhâ s'expliquerait plus facilement que la racine dhar. Abel BERGAIGNE.

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