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cation des principaux manuscrits et de leur valeur relative. Plus encore que Bernhardy, il a restreint la partie bibliographique à ce qui a une valeur réelle, renvoyant même pour les éditions anciennes aux manuels spéciaux (Schweiger, Engelmann, etc.). Les appréciations sont, en général, pleines de justesse, de bon sens et d'équité.

Le défaut principal de cet ouvrage, défaut qui, pour celui qui veut faire des recherches, serait presque une qualité, consiste, comme nous l'avons déjà indiqué, dans la multiplicité trop grande des subdivisions. De plus, l'auteur les a indiquées par un système assez compliqué. Il semble s'être ingénié à numéroter ses idées par lettres majuscules ou minuscules, par chiffres romains et chiffres arabes, en grand texte, petit texte et caractères gras, et il faut un certain temps pour se mettre en tête la clef de ce langage algébrique. Nous ne croyons pas non plus qu'il soit très-pratique de placer au commencement d'une histoire litté– raire une appréciation générale des genres et l'énumération des auteurs qui se sont essayés dans chacun d'eux. Dans un ouvrage où l'on a adopté l'ordre chronologique, cette partie devrait plutôt former une sorte de récapitulation, un chapitre final qui donnerait ainsi la somme totale des productions littéraires d'un peuple.

Malgré ces réserves, nous reconnaissons que l'ouvrage de M. Teuffel, quand on l'a un peu pratiqué, est d'un usage commode. Quoique, à la première apparence, on soit un peu rebuté, on ne tarde pas à constater que sous plus d'un rapport sa méthode est plus claire que celle de ses devanciers. C'est certainement lui qui, dans l'ensemble, a su garder les plus justes proportions dans chaque suje. Le fil historique se sent déjà beaucoup mieux. Si, pour écrire l'histoire littéraire, il ne fallait un travail personnel et original, nous dirions qu'on pourrait presque prendre ce livre et le remanier en fondant les deux textes, en reliant par quelques phrases les faits nombreux qui servent d'appui au texte principal, et en rejetant en notes les simples renvois et la bibliographie. En procédant comme il l'a fait, M. Teuffel a laissé le soin de rattacher les faits les uns aux autres à ses lecteurs et ce travail n'exige pas une intelligence hors ligne; mais c'est de cette façon seulement qu'il a pu condenser autant de matière dans un seul volume assez portatif.

Nous n'avons qu'un mot à dire de la petite brochure de M. Hübner, c'est tout simplement le plan de son cours à l'université de Berlin. On n'y trouve que la division générale, les titres des paragraphes et les indications bibliographiques les plus essentielles. L'auteur ne s'est point astreint à indiquer pour chaque auteur toutes les éditions, tous les opuscules dont on peut trouver la liste dans Engelmann ou dans les trois histoires dont nous venons de parler; il s'est borné aux éditions qu'il faut encore consulter aujourd'hui, aux dissertations qui résument l'état actuel de la science et à celles qui sont toutes récentes. On comprend l'utilité d'un manuel de ce genre, lorsqu'on sait la difficulté qu'on a à prendre note au courant de la plume de citations, de noms propres et de chiffres. Ce qui

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est plus intéressant, c'est la division adoptée par l'auteur: il distingue dans la littérature romaine trois périodes: 1o celle de la littérature latine, 2o celle de la littéra– ture italique, 3o celle de la littérature universelle (Weltlitteratur). Cette division constitue il est vrai des périodes assez inégales par leur importance: la première s'étend jusqu'à la loi des douze tables, ce sont les origines, la seconde jusqu'à la mort de Cicéron, la troisième embrasse l'empire tout entier. Mais elle indique bien néanmoins les trois grandes phases par où a passé la littérature dans le cours de l'histoire. Elle permet certainement de placer là où elles conviennent le mieux les vues générales et les considérations historiques.

Si maintenant nous essayons de résumer le progrès accompli dans ce siècle par une des branches de la science de l'antiquité, nous devons reconnaître que les trois principaux ouvrages dont nous avons parlé marquent trois étapes nécessaires et considérables: Baehr représente la période où se dressent les inventaires complets, Bernhardy celle où la critique intervient, où la discussion opère son œuvre de triage, Teuffel celle où l'on éprouve le besoin de résultats positifs.

Encore une étape à franchir et nous aurons la véritable histoire de la littérature latine que nous désirons, celle où les idées générales serviront de lien continu aux détails, où les détails seront groupés dans un exposé substantiel, à la fois philosophique et historique, où l'on ne sentira plus ni le canevas d'un plan péniblement tracé, ni le travail assidu, mais inégal, de milliers de savants et d'érudits.

Depuis que l'Allemagne, encore à la recherche de sa voie, entassait des matériaux souvent lourds et informes, nous l'avons perdue de vue. Nous ne nous sommes pas aperçus que peu à peu elle faisait subir à toute sa civilisation, et à sa science en particulier, une opération de filtrage, que prudente et patiente elle tendait à se débarrasser des fatras inutiles. Tandis qu'elle se corrigeait consciencieusement, étudiant les autres nations et leur prenant ce qu'elles pouvaient avoir de bon, tandis que par une méthode rigoureuse elle visait à se perfectionner sans cesse, nous restions plongés dans l'admiration de nous-mêmes et nous ne parlions qu'avec dédain de tout ce qui n'était pas notre œuvre. Parce qu'au milieu de l'énorme masse des travaux allemands, il y en avait beaucoup de mal faits, diffus, parfois même absurdes, nous avons méconnu le mouvement général qui les poussait vers un incontestable progrès, tant pour le fonds que pour la forme.

Il serait certainement fort utile de traduire en français soit l'ouvrage de Bernhardy, soit celui de Teuffel. Outre les précieux renseignements bibliographiques qu'ils contiennent et qui sont indispensables à tous ceux qui veulent s'occuper de littérature latine, ils offriraient une base solide à une étude d'ensemble et permettraient à des esprits bien préparés au point de vue littéraire de dominer plus facilement la matière sans s'égarer dans des recherches souvent infructueuses et décourageantes.

De semblables esprits ne manquent point en France. Il est certain que des hommes tels que Victor Leclerc et M. Patin semblaient tout désignés pour écrire l'histoire de la littérature latine. Leurs noms appartiennent à une génération qui avait su fonder dans l'Université une sérieuse école française, école qui savait allier l'érudition à l'élégance et ne dédaignait point systématiquement les travaux de la critique moderne. Et si, pendant de trop longues années, un esprit tout contraire a semblé prévaloir dans le haut enseignement, on peut dire qu'aujourd'hui on paraît revenir à l'ancienne, à la vraie tradition universitaire. Le progrès a commencé par les branches de l'histoire et de l'archéologie; il tend visiblement à s'étendre aux langues et aux littératures classiques. De bons éléments existent. Il ne s'agit que de se rapprocher, de s'entendre et de s'encourager mutuellement.

Un des professeurs les plus brillants de l'Université, M. Paul Albert, vient de publier une Histoire de la littérature romaine qui, tout élémentaire qu'elle soit, se distingue avantageusement des manuels de ce genre que nous possédions déjà. Elle fait preuve d'un travail sérieux et personnel sur les auteurs mêmes et en même temps on voit que M. Albert a utilisé quelques-uns des ouvrages allemands dont nous venons de parler. Il en a profité pour des détails tels que dates, noms, etc., parfois aussi pour donner de courtes indications sur les manuscrits. Il ne rentrait pas dans le plan de l'auteur de donner la bibliographie. Il a voulu faire un simple manuel à l'usage des commerçants et comme tel cet ouvrage peut être recommandé, puisqu'il est exempt d'un grand nombre d'erreurs qui avaient cours jusqu'ici dans les livres français du même genre. Le fait que c'est un manuel élémentaire destiné aux jeunes gens justifie jusqu'à un certain point l'adoption du système biographico-esthétique. Les aperçus sur le développement général de la langue et de la littérature trop écourtés et trop rares, sont dispersés dans différents chapitres où ils ne sont pas assez en évidence. Ainsi les origines de la littérature latine ne semblent pas l'avoir beaucoup préoccupé. Il leur consacre un maigre chapitre, intitulé Niebuhr et les Épopées populaires, et dès le chapitre suivant on passe aux premiers poëtes connus. Les divisions sont très-simples: un premier livre comprend l'époque antérieure au VIIe siècle, le second le vir siècle, le troisième le siècle d'Auguste, le quatrième la période impériale jusqu'à Hadrien, et le dernier tout le reste jusqu'au ïvo siècle environ.

Le titre du livre nous paraît en conséquence un peu ambitieux. Ce n'est pas une histoire littéraire, mais bien plutôt une histoire des auteurs accompagnée de l'appréciation de leurs œuvres. C'est une suite de charmantes leçons françaises, absolument comme le livre de M. Teuffel est un cours de professeur allemand. M. Albert se distingue par un grand talent d'exposition; il écrit dans un style animé et coloré et avec un esprit très-libéral. Mais il a les défauts de ses qualités. Il tient un peu trop à arrondir ses phrases par des épithètes symétriquement disposées. Il cherche la cadence harmonieuse, les désinences sonores. Il vise au trait, à l'effet, parfois au détriment de l'exactitude ou de la propriété. Mais

en somme son travail est d'un bon augure. Puisqu'il possède à la fois l'art de faire un livre et la patience de consulter les travaux des érudits, nous ne voyons pas pourquoi il n'essaierait pas un jour de nous donner une véritable Histoire de la littérature latine.

9.

Ch. M.

Caroline. Briefe an ihre Geschwister, ihre Tochter Auguste, die Familie Gotter, F. L. W. Meyer, A. W. und Fr. Schlegel, J. Schelling u. A. nebst Briefen von A. W. und Fr. Schlegel u. A. Herausgegeben von G. WAITZ. Leipzig, S. Hirzel. 1871. Deux vol. in-8°, xiij-386 p. et de iv-385 p.

Est-bien M. G. Waitz, le sévère historien des constitutions allemandes, qui a daigné recueillir et publier ces lettres d'une des femmes les plus séduisantes, les plus intelligentes et les plus calomniées de la fin du siècle dernier? On serait tenté d'en douter en ne voyant que le titre qui a l'air d'un titre de roman et les deux portraits admirables d'après Tischbein de Caroline et de sa fille Auguste dont on a orné les deux volumes. Pour peu cependant qu'on avance dans la lecture de ce livre charmant et instructif, on retrouve vite le savant aux habitudes rigoureusement scientifiques, qui apporte partout l'exactitude, la précision, la conscience scrupuleuse de l'historien accoutumé à apprécier l'importance de la pureté des sources. Parfois on voudrait voir l'éditeur moins sobre; dans l'introduction biographique par exemple et dans beaucoup de notes explicatives. Tout autre eût fait de ces deux volumes un livre de salon et partant eût donné toutes les explications nécessaires à des gens du monde pour comprendre toutes les allusions et connaître tous les personnages qui se rencontrent dans le livre. M. Waitz n'a entendu donner que des documents à consulter, il a publié ces deux volumes pour les historiens de la littérature allemande. Heureusement il n'a pas pu empêcher Caroline d'être une femme attrayante, d'un esprit si élégant, si fin, et si primesautier en même temps, que ce livre va bientôt devenir populaire. Il y a là des lettres d'amour dont George Sand n'aurait point à rougir, et des lettres de causerie que Mme de Sévigné-je n'exagère rien-ne désavouerait pas. Je ne serais pas étonné de voir bientôt quelque romancier allemand mettre les mains sur ces lettres et en faire un roman insipide comme on en a tant fait sur les personnages de la fin du siècle dernier; ou bien un ingénieux éditeur détacher du recueil les lettres les plus passionnées ou les plus enjouées et en faire une anthologie à l'usage des dames du monde. M. Waitz eût peutêtre prévenu l'un et l'autre abus, en donnant une introduction et des commentaires plus détaillés. - Quant au texte et même à l'orthographe un peu fantaisiste de ces lettres, parfois très-incomplètement conservées, l'éditeur les a scrupuleusement respectés. Les seules suppressions qu'il semble s'être permises sont celles de passages relatifs à des questions d'argent.

Qui fut Caroline? Voici ce qu'on savait jusqu'à présent; je dirai tout à l'heure ce que cette correspondance nous apprend de nouveau sur elle.

Caroline Michaelis, fille du célèbre hébraïsant J. Michaelis, naquit à Gottin

gen en 1763. Elle épousa en 1784 le docteur Boehmer et alla vivre avec lui à Clausthal dans le Harz. A la mort de son mari, elle s'établit avec ses deux petites filles en 1788 à Marbourg près de son père, professeur à cette Université. En 1792 elle alla vivre près de son amie Thérèse Heyne, fille de l'illustre philologue, mariée alors en premières noces avec G. Forster, le plus connu, le plus capable et le plus honnête des Jacobins allemands de Mayence. L'année suivante, lors du siége mis devant cette forteresse par les armées allemandes, Caroline essaya de la quitter, fut arrêtée comme suspecte de jacobinisme et retenue en prison. pendant plusieurs mois avec l'unique fille qui lui était restée. Après sa mise en liberté, elle vécut d'abord à Gotha près d'une amie d'enfance, la femme du poète Gottes, puis à Brunswick auprès de sa mère. Elle y revit A. G. Schlegel qu'elle avait déjà connu à Heidelberg. Elle l'épousa en 1796 -elle âgée de 33 ans, lui de 29 et alla vivre avec lui à léna. Vers la fin de son séjour à léna, elle s'était lié avec Schelling, le philosophe, alors tout jeune encore. En 1803 elle obtint son divorce d'avec Schlegel, qui de son côté avait besoin de sa liberté pour suivre Mme de Staël, et elle épousa Schelling, alors âgé de 28 ans; - elle en avait quarante. Sa fille était morte trois ans auparavant presque dans les bras de Schelling. Caroline suivit son jeune époux d'abord à Würzbourg, puis à Munich et mourut soudain en 1809 à l'âge de quarante-six ans. Schelling épousa plus tard la fille de la meilleure amie de Caroline, Pauline Gotter; et A. G. Schlegel se remaria avec la charmante fille de Paulus qu'il ne paraît pas avoir rendue beaucoup plus heureuse que Caroline.

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Ce qu'on apprend par les volumes que nous annonçons est plus important que ce que nous savions déjà. D'abord, ainsi que je l'ai déjà donné à entendre, nous apprenons à connaître un grand écrivain allemand, un écrivain qu'en France on mettrait au premier rang, uniquement à cause du style inimitable de ses lettres. De plus, nous découvrons, là où nous n'avions supposé qu'une aimable et légère coquette, une femme supérieure, au point de vue moral comme au point de vue intellectuel, la femme la plus distinguée peut-être de ce temps après Rahel. Encore est-elle supérieure à Rahel en ce qui concerne la forme. Il y eut alors dans le monde littéraire de l'Allemagne bien des femmes émancipées qui entraient dans le mariage et en sortaient comme on s'engage et se retire d'une partie de plaisir Dorothée Veit-Schlegel, Mme Bernhardy-Knorring, Sophie MoreauBrentano n'ont pas beaucoup gagné à être connues de plus près: Caroline Schlegel, au contraire, nous apparaît, d'après ces lettres et d'après la conduite. que ses amis tiennent à son égard, comme une femme méconnue par la plupart de ceux qui l'ont jugée sans l'avoir approchée. Fille, amante, épouse, mère, amie tendre, active et sincère, elle n'a jamais oublié ses devoirs, elle a toujours été vraie. C'est une nature droite, un esprit spontané et enjoué, un cœur vraiment aimant. Sa supériorité, sa beauté, son élégance suffisent pour expliquer la haine envieuse que lui porta la petite société bourgeoise d'Iéna et de Würzbourg.

Il y a plus Caroline a exercé une grande influence sur la littérature allemande. Volontiers partiale pour ses amis, elle fut peut-être trop indulgente pour les

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