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Versailles. On s'occupe des surfaces de la société, on ne s'occupe pas de ses profondeurs. On pense trop aux hôtels du faubourg SaintGermain, aux académies, aux salons, aux châteaux, aux palais de justice, on ne pense pas assez aux mansardes, aux chaumières, à ces masses honnêtes, religieuses et dévouées, qui seraient pour la monarchie un si puissant rempart contre les envahissements d'une révolution moitié aristocratique et moitié bourgeoise. Là seraient le rajeunissement et l'avenir de la royauté. Le roi devrait apparaître, non pas seulement aux classes dirigeantes, mais à l'ensemble de ses sujets comme un protecteur, comme un ami, comme un père. Louis XV ne se rappelle point assez que, de toutes les classes de la société du xvIII° siècle, la meilleure, la plus digne, la plus patriote, c'est celle des pauvres, des humbles, des ouvriers, des paysans, des prolétaires. C'est là qu'on trouve le fond d'honnêteté, de travail, de piété, la compensation des scandales de la cour et de la ville, les belles âmes sous les rudes enveloppes. C'est là, si la royauté comprenait la situation, que seraient la consolidation du trône et le salut du pays.

VII

LES FEMMES POLITIQUES

A Versailles, à Paris, dans tout le royaume, les femmes jouent un rôle de plus en plus condérable. A Versailles, elles dominent Louis XV et ses ministres; à Paris, elles sont les arbitres reconnues de la mode, de la littérature et des arts. Dans tout le royaume, elles se vengent de la loi salique. En 1770, Collé écrit dans ses mémoires: « Les femmes ont tellement pris le dessus chez les Français, elles les ont tellement subjugués, qu'ils ne pensent et ne sentent plus que d'après elles. » Toutes les femmes influentes ne sont pas des coquettes, légères, superficielles, des femmes de Marivaux. Il y en a de frivoles, mais il y en a aussi de sérieuses. Il y a les femmes religieuses, mères des églises, amies des jésuites, adversaires irréconciliables de l'Encyclopédie, les femmes telles que la princesse

de Marsan, qui dirige, avec Mme de Talmont, Mme de Noailles et le duc de Nivernais, ce qu'on appelle le parti des dévots. Il y a des femmes philosophes, dévorées par un fanatisme nouveau, le fanatisme irréligieux, et se jetant tête baissée dans le gouffre des doctrines nouvelles, avec tout l'engouement, toute la passion de leur sexe. Il y a les femmes savantes, celles qui s'assimilent avec une curieuse facilité la surface des sciences les plus ardues et manient le compas aussi bien que l'éventail, celles qui placent dans leur boudoir, à côté d'un petit autel dédié à la Bienfaisance ou à l'Amitié, des dictionnaires d'histoire naturelle, des traités de physique et de chimie, celles qui se font peindre, non plus en séduisantes déesses sur un nuage, mais en muses graves et recueillies dans un laboratoire, assises au milieu d'équerres et de télescopes. Il y a les femmes politiques, élèves de Rousseau, admiratrices du Contrat social, rêvant d'être les Égéries des Numas de l'avenir, de changer leurs fauteuils en tribunes et leurs salons en clubs, prônant avec ardeur le système parlementaire d'outre-Manche, et déclamant en bonnes citoyennes - ce mot commence à être de mode

contre les excès et les turpitudes

du régime absolu. Elles veulent passer pour énergiques (l'énergie, encore un mot qui s'acclimate dans la langue du grand monde). Elles se posent en patriciennes de l'ancienne Rome, passionnées pour la liberté. Leur bouche si fine a de graves accents. Du fond de leurs boudoirs tapissés de satin partent des protestations éloquentes contre l'arbitraire. Ces grandes dames libérales, type nouveau dans la société française, font du roi de Suède Gustave III le confident de leurs colères contre Louis XV. Lisez les lettres des correspondantes habituelles du monarque suédois, Mmes d'Egmont, de La Marck, de Croy, de Boufflers, de Mesmes, de Luxembourg. Vous verrez avec quelle vigueur de pensée et quelle fougue de style ces dames s'expriment '.

Cette belle et spirituelle comtesse d'Egmont, aussi grave que son père le maréchal de Richelieu est frivole, cette charmante femme, destinée à mourir si jeune, et dont la mélancolie, les souffrances inspirent tant d'intérêt, comme elle tient un langage violent, amer, indigné, sur le compte du vieil amant de la Du Barry!

1. Gustave III et la cour de France, par M. A. Geffroy.

<< Comment supporter, écrit-elle à Gustave, que celui qui a joui du bonheur céleste d'être adoré avec ivresse, et qui le serait encore s'il nous avait laissé la moindre illusion, se soit plu à les détruire toutes, et voie de sang-froid un tel changement. » C'est encore Mm d'Egmont qui écrit au roi de Suède, le 27 juin 1771: «< Sire, on dit que vous avez demandé le portrait de Mm Du Barry. On va même jusqu'à dire que vous lui avez écrit. Je l'ai nié à tout hasard; mais on me l'a soutenu d'une manière si positive que je vous supplie de m'autoriser à le nier de même... Non, cela ne peut être. » Et le 23 novembre 1771 : « Je demande encore la réponse sur le portrait de Me Du Barry. Daignez donc me donner votre parole d'honneur que vous ne l'avez ni ne l'aurez jamais, car je suis bien pressée de vous offrir le mien. » Mme de Boufflers écrit à Gustave des phrases telles que celles-ci : « Le pouvoir absolu est une maladie mortelle qui, en corrompant insensiblement les qualités morales, finit par détruire les États... Les actions des souverains sont soumises à la censure de l'univers... La France est détruite si l'administration présente subsiste. >>

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