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sacrée dans tous les siècles par la loi divine, de respecter le souverain, même lorsqu'il fait le malheur des peuples que la Providence lui a confiés. A Dieu ne plaise que, dans cette histoire que j'écris, j'entreprenne d'enfreindre cette loi sacrée '. »

Un autre bourgeois, Prosper Hardy, fait dans ses mémoires la déclaration suivante : Quoique je ne me sois jamais regardé que comme un atome dans la société, je crois mériter d'y tenir une place distinguée par ma fidélité inviolable à mon souverain et par mon amour pour sa personne sacrée. Les sentiments que j'ai puisés dans l'éducation et dans les livres ne s'effaceront jamais de mon cœur. Quoique ma fortune soit des plus médiocres

par

la volonté de la divine Providence, une perspective de cent mille écus de rente ne me ferait pas abandonner un bien qui m'est cher et qu'on ne peut me ravir, à savoir l'honneur et le véritable patriotisme. Je croirai toujours devoir penser sur les controverses présentes comme les premiers magistrats du royaume et les princes du sang royal, qui ont manifesté

1. Mémoires manuscrits de Regnaud, procureur au parlement de Paris, sous le coup d'Etat de 1771.

leurs sentiments d'une manière aussi authentique que respectueuse pour notre auguste maître, dans une protestation solennelle à laquelle tous les bons citoyens ne peuvent s'empêcher de rendre hommage et de souscrire de toute leur âme'. » L'opposition reste encore dynastique. Elle s'enveloppe des formes les plus déférentes pour la personne et pour l'autorité du souverain. Hardy rejette le mal qui se fait sur les ministres, sans accuser Louis XV. Il se plaint du despotisme, il ne se plaint jamais du roi.

Si l'on trouve dans le fond des provinces d'antiques manoirs, des donjons noircis par le temps, où vivent des gentilshommes austères et respectables, tout fiers de leurs ancêtres et de leur pauvreté, l'on trouve aussi, même dans ce Paris si mondain, si frivole, de vieilles maisons qui abritent, dans le calme d'une existence patriarcale, d'honnêtes gens, de paisibles bourgeois, citoyens de leur quartier, habitués de leur paroisse, membres de leur corporation. Leur vie s'écoule uniforme «< développant comme une eau captive son cours tracé d'a

1. Mémoires manuscrits de Siméon-Prosper Hardy.

vance, sans jamais perdre de vue l'ombre du clocher natal, l'église où reposent les souvenirs pieux de la famille, où la même tombe entr'ouverte attend les générations. Entre ce terme toujours présent et ce point de départ si rapproché, les formes réglées du devoir professionnel s'emparent de l'homme, occupent son âme et remplissent la capacité de son esprit'. »

Le sentiment religieux domine encore même à Paris dans la bourgeoisie et dans le peuple. En février 1766, Louis XV traverse le PontNeuf, au sortir d'un lit de justice qu'il vient de tenir au parlement. Un prêtre portant le viatique croise le cortège. Le roi descend de carrosse et s'agenouille. Ce trait de dévotion cause dans la foule une admiration enthousiaste, et les cris de: vive le Roi! retentissent de toutes parts, avec plus d'ensemble et plus d'entrain que jamais.

La bourgeoisie est encore chrétienne et royaliste. Mais qu'on ne s'y trompe pas. Elle aussi menace d'être révolutionnaire. Certains symptômes caractéristiques commencent à faire leur

1. M. Charles Aubertin. L'Esprit public au XVIIIe siècle.

apparition. Les clercs de la basoche prennent parfois l'aspect de démagogues, et il circule souvent au parterre des théâtres je ne sais quel souffle démocratique. Je vois poindre parmi les bourgeois une jeunesse impatiente qui apportera dans les vieux cadres d'une société désorganisée tous les ferments de l'esprit nouveau. L'opposition grandira peu à peu, descendant de couches sociales en couches sociales, depuis les princes du sang jusqu'aux masses populaires, qui ne sont pas encore entamées.

VI

LE PEUPLE

Les voyez-vous, dans la campagne, ces sortes d'animaux farouches, des mâles et des femelles, « noirs, livides, et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent, la nuit, dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé1. »

Les voyez-vous pourtant, « dans une misère affreuse, sans lits, sans meubles; la plupart

1. La Bruyère.

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