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d'Helvétius, dix-huitième siècle, qui approches de ton terme, quelles seront tes dernières années?... Mais je veux écarter les sombres pressentiments. Je m'écrie avec Horace Walpole: « Je ris pour ne pas pleurer. Je joue avec les singes, les chiens et les chats, pour n'être pas dévoré par la bête de Gévaudan. » Goûtons donc, puisqu'il en est temps encore, la douceur de sentir et de vivre. Cette société qui a tant de défauts, tant de vices, mais aussi tant de charmes, tant de séductions, examinons-la sans complaisance et sans colère. La cour, la ville, la noblesse, le clergé, la magistrature, la bourgeoisie, le peuple, les philosophes, les littérateurs, les artistes, les femmes, les femmes surtout, regardons défiler tour à tour et les acteurs et les comparses d'une comédie, qui finira, peutêtre bientôt, par le plus pathétique, le plus lugubre de tous les drames... Le monde nouveau s'avance. Jetons un dernier regard sur l'ancien.

I

LE ROI.

A la fin du règne de Louis XV, la cour est démodée. On y voit bien encore la même étiquette, les mêmes noms, les mêmes distinctions. Mais le roi est vieux; il y a plus, le roi est ridicule. Sa passion pour une fille de rien, pour une Du Barry, a quelque chose d'absurde et de péniblement grotesque. Versailles ne fait plus. trembler, Versailles fait sourire. On se moque du monarque amoureux qui joue avec une courtisane je ne sais quelle pastorale surannée. On ne prend plus au sérieux le Bien-Aimé de l'Almanach comme on l'appelle encore par ironie. Un plaisant fait circuler, en 1771, le pater suivant dédié à Sa Majesté très Chrétienne: << Notre père, qui êtes à Versailles, que votre nom soit glorifié; votre règne est ébranlé; votre volonté n'est pas plus exécutée sur la

terre que dans le ciel. Rendez-nous notre pain quotidien, que vous nous avez ôté ; pardonnez à vos parlements, qui ont soutenu nos intérêts, comme vous pardonnez à vos ministres, qui les ont vendus. Ne succombez plus aux tentations de la Du Barry, mais délivrez-nous du diable de chancelier. »><

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Le décor de Versailles n'est cependant pas changé. Les gentilshommes de service remplissent leurs charges avec autant d'assiduité qu'autrefois. Le lever du roi continue à être une pièce en cinq actes, où les courtisans apparaissent comme des figurants de haut étage. Il y a toujours les entrées familières, quand le roi, qui vient de s'éveiller, est encore dans son lit, les grandes entrées, quand il vient de se lever et qu'il est en robe de chambre, - puis l'entrée dite entrée de la chambre, quand il est dans son fauteuil, vis-à-vis de sa toilette, et enfin, l'entrée générale, celle du flot de tous. les courtisans, qui, dès l'aube, attendent dans la galerie des glaces. Versailles est toujours cette ville de quatre-vingt mille âmes qui est remplie, peuplée, occupée par la vie d'un seul homme, cette ville essentiellement royale, qui est merveilleusement agencée pour fournir au

service, aux plaisirs, à la garde, à la société, à la représentation du souverain. L'immortelle race des courtisans se recrute toujours parmi les hommes souples et habiles qui, en débutant à la cour, ont reçu et suivi ce conseil : « Vous n'avez que trois choses à faire; dites du bien de tout le monde, demandez tout ce qui vaquera, et asseyez-vous quand vous pourrez. » Mais tous ces courtisans, malgré leur attitude irréprochable, ressemblent à des prêtres qui ne croiraient plus à leur Dieu. On brûle encore, par habitude, beaucoup d'encens aux pieds de l'idole, mais l'idole ne fait plus guère illusion. L'étiquette, qui subsiste dans toutes ses règles, dans toutes ses minuties, est encore en usage, ce n'est plus une religion. Le prestige s'est évanoui. L'on ne trouverait plus un autre Dangeau, un autre de Luynes. D'ailleurs, l'argent, ce nerf des cours, devient plus rare. Horace Walpole écrit le 30 juillet 1771: « Il y a ici une détresse incroyable, surtout à la cour; les fournisseurs du roi sont ruinés; ses domestiques meurent de faim; les anges et les archanges eux-mêmes ne peuvent plus toucher leurs pensions ni leurs appointements. Ils chantent donc : Malheur ! malheur ! malheur !

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au lieu d'Hosannah. Compiègne est abandonné. Villers-Cotterêts et Chantilly sont encombrés. Chanteloup 2 est encore plus en vogue. Y va qui veut, bien que, lorsqu'on en demande la permission au roi, la réponse invariable soit : Je ne le défends, ni ne le permets. C'est la première fois que la volonté d'un roi de France est interprétée contre son intention. Après avoir anéanti les parlements et ruiné le crédit public, il se soumet humblement aux affronts de ses propres serviteurs. Mme de Beauvau et deux ou trois dames d'un caractère entreprenant défient ce czar des

Gaules. >>

Walpole a soin d'ajouter que l'opposition de ces dames n'a rien de bien sérieux : « Il faut le dire, elles et leurs cabales ont aussi peu de consistance que leur parti. Elles font des épigrammes, chantent des vaudevilles contre la favorite, distribuent des pamphlets contre le chancelier Maupeou, mais tout cela n'a pas plus d'effet qu'une fusée en l'air. »

1. Résidences du duc d'Orléans et du prince de Condé alors en disgrâce pour avoir pris le parti de l'ancien parlement contre celui du chancelier Maupeou.

2. Lieu d'exil du duc de Choiseul.

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