LA COUR ET LA VILLE A LA FIN DU RÈGNE DE LOUIS XV Vivre de la vie des morts, étudier à fond une époque, s'identifier avec les personnages, se familiariser avec leurs habitudes, leurs idées, leurs passions, leurs goûts, leurs modes, leurs préju gés, c'est une sorte de métempsycose, d'avatar. Il faut, pour en arriver là, s'isoler de son siècle, et, oubliant qu'on est soi-même, s'imaginer qu'on est un autre. D'abord on ne prête qu'une attention médiocre aux détails des mémoires du temps où l'on veut se transporter, aux minuties de tout genre qui ne se voient, pour ainsi dire, qu'à la loupe. Mais, au bout de quelque temps, tous ces petits faits, toutes ces nouvelles du jour vous captivent, et le passé reprend comme une seconde actualité. Il semble que vous connaissez intimement les acteurs de la pièce dont vous vous donnez à vous-même une représentation. Vous croyez entendre leur voix, suivre le jeu de leur physionomie, et vous devenez le courtisan des palais, l'abonné des théâtres, l'habitué des salons que vous essayez de faire revivre. C'est ce que je voudrais tenter pour les dernières années de Louis XV, ces six années qui s'étendent depuis la mort de la bonne reine Marie Leczinska jusqu'à celle du souverain qu'on n'appelle plus que par antiphrase le Bien-Aimé. Période curieuse par ses contrastes, par sa lutte indécise entre l'ancien régime qui touche à son extrême vieillesse et le nouveau qui n'existe encore qu'à l'état d'embryon! La société française, sans rien regretter du passé, sans rien craindre de l'avenir, s'avance en chantant vers l'abîme. Je me figure qu'au lieu d'être un obscur homme de lettres du XIXe siècle, je suis un homme de cour du xvIII°, que j'assiste au triomphe de Mme du Barry, à la prise de voile de Mme Louise de France, au lever de cette naissante étoile qui s'appelle Marie-Antoinette. J'aime Versailles où la monarchie, malgré son déclin, a encore un reste de prestige. Mais je |