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s'être choisi un asile. Compte qu'il ne s'y passera rien que tes yeux ne puissent soutenir.

Il est arrivé un malheur qui me met en grande peine. Quelques marchands arméniens, nouvellement arrivés à Ispahan, avoient apporté une de tes lettres pour moi; j'ai envoyé un esclave pour la chercher; il a été volé à son retour, et la lettre est perdue. Écris-moi donc promptement; car je m'imagine que dans ce changement tu dois avoir des choses de conséquence à me mander.

Du sérail de Fatmé, le 6 de la lune de Rebiab, 1, 1719.

LETTRE CLIII.

USBEK A SOLIM,

Au sérail d'Ispahan,

Je te mets le fer à la main. Je te confie ce que j'ai à présent dans le monde de plus cher, qui est ma vengeance. Entre dans ce nouvel emploi; mais n'y porte ni cœur ni pitié. J'écris à mes femmes de t'obéir aveuglément dans la confusion de tant de crimes, elles tomberont devant tes regards. Il faut que je te doive mon bonheur et mon repos. Rends-moi mon sérail comme je l'ai laissé. Mais commence par l'expier; extermine les coupables, et fais trembler ceux qui se proposoient de le devenir. Que ne peux-tu pas espérer de ton maître pour des services si signalés? Il ne tiendra qu'à toi de te mettre au-dessus de ta

condition même, et de toutes les récompenses que

tu as jamais désirées.

De Paris, le 4 de la lune de Chahban, 1719.

LETTRE CLIV.

USBEK A SES FEMMES,

Au sérail d'Ispahan.

PUISSE Cette lettre être comme la foudre qui tombe au milieu des éclairs et des tempêtes! Solim est votre premier eunuque, non pas pour vous garder, mais pour vous punir. Que tout le sérail s'abaisse devant lui. Il doit juger vos actions passées; et, pour l'avenir, il vous fera vivre sous un joug si rigoureux, que vous regretterez votre liberté, si vous ne regrettez pas votre vertu.

De Paris, le 4 de la lune de Chahban, 1719.

LETTRE CLV.

USBEK A NESSIR,

A Ispahan.

HEUREUX celui qui, connoissant tout le prix d'une vie douce et tranquille, repose son cœur au milieu de sa famille, et ne connoît d'autre terre que celle qui lui a donné le jour !

Je vis dans un climat barbare, présent à tout ce

qui m'importune, absent de tout ce qui m'intéresse. Une tristesse sombre me saisit; je tombe dans un accablement affreux : il me semble que je m'anéantis, et je ne me retrouve moi-même que lorsqu'une sombre jalousie vient s'allumer, et enfanter dans mon âme la crainte, les soupçons, la haine et les regrets.

Tu me connois, Nessir; tu as toujours vu dans mon cœur comme dans le tien. Je te ferois pitié, si tu savois mon état déplorable. J'attends quelquefois six mois entiers des nouvelles du sérail; je compte tous les instants qui s'écoulent: mon impatience me les allonge toujours; et, lorsque celui qui a été tant attendu est prêt d'arriver, il se fait dans mon cœur une révolution soudaine; ma main tremble d'ouvrir une lettre fatale; cette inquiétude qui me désespéroit, je la trouve l'état le plus heureux où je puisse être, et je crains d'en sortir par un coup plus cruel pour moi que mille morts.

Mais, quelque raison que j'aie eue de sortir de ma patrie, quoique je doive ma vie à ma retraite, je ne puis plus, Nessir, rester dans cet affreux exil. Et ne mourrois-je pas tout de même en proie à mes chagrins? J'ai pressé mille fois Rica de quitter cette terre étrangère mais il s'oppose à toutes mes résolutions; il m'attache ici par mille prétextes : il semble qu'il ait oublié sa patrie; ou plutôt, il semble qu'il m'ait oublié moi-même, tant il est insensible à mes déplaisirs.

:

Malheureux que je suis! je souhaite de revoir ma

patrie, peut-être pour devenir plus malheureux encore! Eh! qu'y ferai-je? Je vais rapporter ma tête à mes ennemis. Ce n'est pas tout : j'entrerai dans le sérail, il faut que j'y demande compte du temps funeste de mon absence; et, si j'y trouve des coupables, que deviendrai-je? Et, deviendrai-je? Et, si la seule idée m'accable de si loin, que sera-ce lorsque ma présence la rendra plus vive? que sera-ce s'il faut que je voie, s'il faut que j'entende ce que je n'ose imaginer sans frémir? que sera-ce enfin s'il faut que des châtiments que je prononcerai moi-même soient des marques éternelles de ma confusion et de mon désespoir?

J'irai m'enfermer dans des murs plus terribles pour moi que pour les femmes qui y sont gardées; j'y porterai tous mes soupçons; leurs empressements ne m'en déroberont rien; dans mon lit, dans leurs bras, je ne jouirai que de mes inquiétudes; dans un temps si peu propre aux réflexions, ma jalousie trouvera à en faire. Rebut indigne de la nature humaine, esclaves vils dont le cœur a été fermé pour jamais à tous les sentiments de l'amour, vous ne gémiriez plus sur votre condition, si vous connoissiez le malheur de la mienne.

De Paris, le 4 de la lune de Chahban, 1719.

LETTRE CLVI.

ROXANE A USBEK,

A Paris.

L'HORREUR, la nuit, l'épouvante, règnent dans le sérail: un deuil affreux l'environne; un tigre y exerce à chaque instant toute sa rage. Il a mis dans les supplices deux eunuques blancs qui n'ont avoué que leur innocence : il a vendu une partie de nos esclaves, et nous a obligées de changer entre nous celles qui nous restoient. Zachi et Zélis ont reçu dans leur chambre, dans l'obscurité de la nuit, un traitement indigne; le sacrilége n'a pas craint de porter sur elles ses viles mains. Il nous tient enfermées chacune dans notre appartement; et, quoique nous y soyons seules, il nous y fait vivre sous le voile. Il ne nous est plus permis de nous parler; ce seroit un crime de nous écrire: nous n'avons plus rien de libre que les pleurs.

Une troupe de nouveaux eunuques est entrée dans le sérail, où ils nous assiégent nuit et jour : notre sommeil est sans cesse interrompu par leurs méfiances feintes ou véritables. Ce qui me console, c'est que tout ceci ne durera pas long-temps, et que ces peines finiront avec ma vie. Elle ne sera pas longue, cruel Usbek! je ne te donnerai pas le temps de faire cesser tous ces outrages.

Du sérail d'Ispahan, le à de la lune de Maharram, 1720.

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