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Les Romains lui dûrent leurs meilleurs empereurs. Rien n'est capable de faire oublier le premier Antonin, que Marc-Aurèle qu'il adopta. On sent en soi-même un plaisir secret lorsqu'on parle de cet empereur on ne peut lire sa vie sans une espèce d'attendrissement: tel est l'effet qu'elle produit, qu'on a meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a meilleure opinion des hommes.

La sagesse de Nerva, la gloire de Trajan, la valeur d'Adrien, la vertu des deux Antonins, se firent respecter des soldats. Mais, lorsque de nouveaux monstres prirent leur place, l'abus du gouvernement militaire parut dans tout son excès, et les soldats qui avoient vendu l'empire assassinèrent les empereurs pour en avoir un nouveau prix.

On dit qu'il y a un prince dans le monde qui travaille depuis quinze ans à abolir dans ses états le gouvernement civil pour y établir le gouvernement militaire. Je ne veux point faire de réflexions odieuses sur ce dessein je dirai seulement que, par la nature des choses, deux cents gardes peuvent mettre la vie d'un prince en sûreté, et non pas quatrevingt mille; outre qu'il est plus dangereux d'opprimer un peuple armé qu'un autre qui ne l'est pas.

Commode succéda à Marc-Aurèle, son père. C'étoit un monstre qui suivoit toutes ses passions, et toutes celles de ses ministres et de ses courtisans. Ceux qui en délivrèrent le monde mirent en sa place Pertinax, vénérable vieillard, que les soldats prétoriens massacrèrent d'abord.

Ils mirent l'empire à l'enchère, et Didius Julien l'emporta par ses promesses: cela souleva tout le monde car, quoique l'empire eût été souvent acheté, il n'avoit pas encore été marchandé. Pescennius Niger, Sévère et Albin, furent salués empereurs; et Julien, n'ayant pu payer les sommes immenses qu'il avoit promises, fut abandonné soldats.

par ses

Sévère défit Niger et Albin: il avoit de grandes qualités; mais la douceur, cette première vertu des princes, lui manquoit.

La puissance des empereurs pouvoit plus aisément paroître tyrannique que celle des princes de nos jours. Comme leur dignité étoit un assemblage de toutes les magistratures romaines; que, dictateurs sous le nom d'empereurs, tribuns du peuple, proconsuls, censeurs, grands pontifes, et, quand ils vouloient consuls, ils exerçoient souvent la justice distributive, ils pouvoient aisément faire soupçonner que ceux qu'ils avoient condamnés, ils les avoient opprimés: le peuple jugeant ordinairement de l'abus de la puissance par la grandeur de la puissance; au lieu que les rois d'Europe, législateurs, et non pas exécuteurs de la loi, princes, et non pas juges, se sont déchargés de cette partie de l'autorité qui peut être odieuse; et, faisant eux-mêmes les grâces, ont commis à des magistrats particuliers la distribution des peines.

Il n'y a guère eu d'empereurs plus jaloux de leur autorité que Tibère et Sévère: cependant ils se lais

sèrent gouverner, l'un par Séjan, l'autre par Plautien, d'une manière misérable.

La malheureuse coutume de proscrire, introduite par Sylla, continua sous les empereurs; et il falloit même qu'un prince eût quelque vertu pour ne la pas suivre; car, comme ses ministres et ses favoris jetoient d'abord les yeux sur tant de confiscations, ils ne lui parloient que de la nécessité de punir, et des périls de la clémence.

Les proscriptions de Sévère firent que plusieurs soldats de Niger (1) se retirèrent chez les Parthes (2): ils leur apprirent ce qui manquoit à leur art militaire, à faire usage des armes romaines, et même à en fabriquer; ce qui fit que ces peuples, qui s'étoient ordinairement contentés de se défendre, furent dans la suite presque toujours agresseurs. (3)

Il est remarquable que, dans cette suite de guerres civiles qui s'élevèrent continuellement, ceux qui avoient les légions d'Europe vainquirent presque toujours ceux qui avoient les légions d'Asie (4); et l'on trouve dans l'histoire de Sévère qu'il ne put prendre la ville d'Atra en Arabie, parce que les lé

(1) Hérodien, Vie de Sévère.

(2) Le mal continua sous Alexandre. Artaxercès, qui rétablit l'empire des Perses, se rendit formidable aux Romains, parce que leurs soldats, par caprice ou par libertinage, désertèrent en foule vers lui. (Abrégé de Xiphilin, du Livre Lxxx de Dion.)

(3) C'est-à-dire les Perses qui les suivirent.

(4) Sévère défit les légions asiatiques de Niger; Con

gions d'Europe s'étant mutinées, il fut obligé de se servir de celles de Syrie.

On sentit cette différence depuis qu'on commença à faire des levées dans les provinces (1); et elle fut telle entre les légions qu'elle étoit entre les peuples mêmes, qui, par la nature et par l'éducation, sont plus ou moins propres pour la guerre.

Ces levées faites dans les provinces, produisirent un autre effet: les empereurs, pris ordinairement dans la milice, furent presque tous étrangers, et quelquefois barbares: Rome ne fut plus la maîtresse du monde, mais elle reçut des lois de tout l'univers.

Chaque empereur y porta quelque chose de son pays, ou pour les manières, ou pour les mœurs, ou pour la police, ou pour le culte : et Héliogabale alla jusqu'à vouloir détruire tous les objets de la vénération de Rome, et ôter tous les dieux de leurs temples pour y placer le sien.

Ceci, indépendamment des voies secrètes que

stantin, celles de Licinius. Vespasien, quoique proclamé par les armées de Syrie, ne fit la guerre à Vitellius qu'avec des légions de Mosie, de Pannonie, et de Dalmatie. Cicéron, étant dans son gouvernement, écrivoit au sénat qu'on ne pouvoit compter sur les levées faites en Asie. Constantin ne vainquit Maxence, dit Zosime, que par sa cavalerie. (Sur cela voyez ci-après le septième alinéa du Chapitre xxII.)

(1) Auguste rendit les légions des corps fixes, et les plaça dans les provinces. Dans les premiers temps, on ne faisoit de levées qu'à Rome; ensuite chez les Latins, après dans l'Italie, enfin dans les provinces.

Dieu choisit, et que lui seul connoît, servit beaucoup à l'établissement de la religion chrétienne; car il n'y avoit plus rien d'étranger dans l'empire, et l'on y étoit préparé à recevoir toutes les coutumes qu'un empereur voudroit introduire.

On sait que les Romains reçurent dans leur ville les dieux des autres pays. Ils les reçurent en conquérants; ils les faisoient porter dans les triomphes: mais, lorsque les étrangers vinrent eux-mêmes les établir, on les réprima d'abord. On sait de plus que les Romains avoient coutume de donner aux divinités étrangères les noms de celles des leurs qui y avoient le plus de rapport: mais, lorsque les prêtres des autres pays voulurent faire adorer à Rome leurs divinités sous leurs propres noms, ils ne furent pas soufferts; et ce fut un des grands obstacles que trouva la religion chrétienne.

On pourroit appeler Caracalla, non pas un tyran, mais le destructeur des hommes. Caligula, Néron et Domitien, bornoient leurs cruautés dans Rome; celui-ci alloit promener sa fureur dans tout l'uni

vers.

Sévère avoit employé les exactions d'un long règne, et les proscriptions de ceux qui avoient suivi le parti de ses concurrents, à amasser des trésors

immenses.

Caracalla, ayant commencé son règne par tuer de sa propre main Géta, son frère, employa ses richesses à faire souffrir son crime aux soldats, qui aimoient Géta, et disoient qu'ils avoient fait ser

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