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formules qui soient son expression adéquate. Il va sans dire qu'il n'est pas d'esprit spéculatif, philosophe ou théologien, qui n'estime avoir rencontré juste. C'est précisément pour cela qu'il tente d'organiser tout l'ensemble des connaissances autour de cette idée, de ce fait qu'il a emprunté à l'expérience. Mais absorbé par son idée fondamentale, il lui arrive aisément d'en méconnaître d'autres, d'arranger son système aux dépens de certains faits qu'il perd de vue. Maintenant, plus l'idée fondamentale aura été étendue, importante, féconde, moins il aura fait de tort à d'autres vérités en la faisant prévaloir; plus longue sera l'influence que ce système exercera sur l'esprit humain, plus nombreuses aussi seront les vérités qui tomberont en quelque sorte dans le domaine public, et demeureront à l'état de lieux communs, définitivement acquis, quand le système lui-même aura fait son temps.

Le devoir des hommes qui vivent à une époque à tant d'égards ingrate, où l'esprit humain, détaché de tout système, vogue à l'aventure comme un navire sans gouvernail, est donc tout tracé. Bien loin de se laisser aller au découragement, comme le voudraient les esprits chagrins contrariés d'être obligés de renoncer aux anciens systèmes, le plus pressant est de recueillir, de constater les principes méconnus, en vue de préparer, autour du plus important d'entre eux, l'éclosion d'un organisme nouveau. Dans ces heures de confusion et de désordre où tout le monde est désorienté, le scepticisme ne manque jamais de déclarer bien haut que l'heure de son triomphe définitif a décidément sonné. Il ne faut pas s'étonner de ce facile refrain remontant au moment où le premier système fut trouvé défectueux, on voit que le désillusionnement éprouvé alors par l'humanité ne fut pas de force à empêcher aucune tentative nouvelle. C'est que l'esprit humain ne veut ni abdiquer, ni reconnaître pour ses apôtres les esprits chagrins et faibles au fond qui veulent faire consister toute sa gloire à renoncer à sa plus haute dignité: le besoin de connaître, de se rendre compte des choses. Il va sans dire que plus les prétentions des spéculatifs auront été exagérées, plus le triomphe des sceptiques sera facile. Ainsi s'expliquent les allures des nôtres, en théolo

gie comme en philosophie. Après être partis de l'idéalisme absolu qui devait nous donner la connaissance absolue de tout, en commençant par Dieu même, on ne pouvait s'arrêter en deçà d'un scepticisme qui ne laisserait plus subsister que le devenir seul sans rien qui devienne. Mais en se faisant dogmatique, le scepticisme s'est chargé de se réfuter lui-même. Car enfin, ou bien on n'a pas cessé d'être dogmatique, ou on est déjà en train de le redevenir, quand on érige en dogme l'idée . qu'il ne saurait y avoir de dogme.

Le moment est donc venu d'intervenir pour ceux qui estiment qu'il s'agit de recueillir les matériaux en vue d'une systématisation nouvelle.

IV

A entendre quelques personnes, l'œuvre serait plus avancée, terminée même: sur les ruines de tous les systèmes nous en verrions surnager un nouveau qui serait définitif; la Philosophie de la liberté, de M. Secrétan, commence à faire du bruit dans le monde 1. Au point de vue de notre étude la première question qui se pose est celle-ci Nous trouvons-nous en face d'un soleil nouveau qui se lève ou ne s'agirait-il que des derniers feux d'un astre jadis éblouissant qui a déjà disparu de notre horizon?

La réponse à cette question ne saurait être l'objet du moindre doute l'auteur a soin de nous avertir (Préface de la seconde édition, pag. 5) que l'idéalisme spéculatif occupe dans ces vo

'La nouvelle édition de l'ouvrage de M. Secrétan a provoqué une critique fort intéressante: La philosophie de la liberté de M. Secrétan, professeur à Lausanne, par P. Garreau, médecin des hôpitaux militaires, à La Rochelle. Extrait du Disciple de Jésus-Christ. Brochure de 69 pag. in-8. Paris, Sandoz et Fischbacher, éditeurs, 1872.

L'occasion qui a provoqué cette attaque est des plus flatteuses pour le professeur de Lausanne. M. Charles Secrétan a laissé sa marque, dit le critique, qu'on nous passe l'expression, dans une de nos facultés de théologie; des thèses, des brochures, des livres, des conférences publiques attestent l'influence considérable qu'il a exercée, qu'il exerce encore sur l'école de Montauban. »

lumes plus de place qu'il n'était nécessaire. En effet, les procédés et les prétentions de cette philosophie se donnent ici librement carrière. L'ouvrage est évidemment né dans le même milieu que celui de Rothe. Ici aussi on nous déclare que le problème métaphysique ne peut être résolu pièce à pièce, mais seulement tout entier, d'une venue. (Préface, LXV.) Ce qui veut dire apparemment qu'on s'emparera d'une idée spéculative riche et féconde pour en déduire ce qu'elle contient, sans trop s'inquiéter de l'expérience et des faits, jusqu'au moment où l'hypothèse sera soumise an contrôle des phénomènes dont elle doit rendre compte. « La philosophie doit comprendre l'essence du principe universel et comprendre toutes choses comme découlant du principe universel conformément à sa nature. » ( Pag. 5, l'Idée.) Ce principe universel c'est Dieu. En comprenant bien son Pour M. P. Garreau et pour nous, il ne s'agirait donc que d'user du droit de légitime défense; le système de M. Secrétan, paraît-il, menacerait de devenir envahissant. Tandis que les justiciers attardés arrivent enfin à pas comptés, La philosophie de la liberté couquiert des adeptes dans les rangs des générations nouvelles qui ne manqueront pas de nous critiquer à leur tour.

M. P. Garreau a eu le grand mérite de s'être le premier rendu compte de l'opposition latente que provoquait chez bien des personnes la parole passionnée, éloquente, presque comminatoire de ce métaphysicien, faite plutôt « pour surprendre les esprits que pour raviver les convictions.

On remarquera que cette plume, à tous égards parfaitement compétente, est celle d'un philosophe par goût, d'un homme qui, pour critiquer cette œuvre de haute métaphysique, a dû s'arracher aux nombreuses obligations de la vie pratique. Quant aux philosophes de profession et portant enseigne, assez nombreux à Paris, nous ne sachions pas que, depuis 1848, époque à laquelle parut la première édition de la Philosophie de la liberté, aucun d'eux ait eu le loisir (sauf M. Renouvier, qui n'est pas du cénacle, dans son Année philosophique, deuxième année, et plus récemment dans la Critique philosophique, 1872) de signaler cet ouvrage capital au public français. Les lourdes charges qu'impose la mission de philosophe officiel sont apparemment des plus absorbantes. Les professeurs de philosophie français étaient tout aussi prêts, pour les grandes luttes de la pensée moderne, que les généraux et les intendants en 1870. Et cependant est-il permis de désespérer de l'avenir des études sérieuses dans cette pauvre France, étouffée par l'officialité, si mal servie par tous ceux qu'elle paye si bien, quand on voit tout à coup un homme de la valeur de M. P. Garreau surgir d'un milieu si ingrat?

Nous aurons plusieurs fois l'occasion, dans le cours de cette étude, de citer les appréciations du médecin philosophe de La Rochelle.

essence, nous obtenons une science absolue de toutes choses dans l'univers, « car le foyer des mondes est le cœur de l'homme où Dieu parle. » Dès que nous l'avons bien entendu nous sommes en possession de la science universelle. « Pour déplacer notre terre du vrai centre, il faudrait constater l'existence d'êtres spirituels supérieurs à l'humanité. » (Pag. 425, l'Idée.) Notez ces deux points-ci: on nous promet la science absolue par la connaissance de l'essence de l'absolu. C'est bien là l'idéalisme avec ses prétentions aussi hautes que naïves. Rothe n'aurait pas dit autrement. Pour lui aussi la mission de la spéculation consiste à a anticiper, à deviner, et à dérouler à priori la conception de l'univers entier.» (Pag. 3.) Mais si les aspirations des deux penseurs sont les mêmes, le point de départ est différent. Rothe part, lui, simplement de Dieu : il ne développe uniquement que ce qu'on appelle la philosophie progressive; M. Secrétan, avant de partir de Dieu, commence par s'élever jusqu'à lui: partant du moi humain, il fait précéder la philosophie progressive d'une spéculation régressive. Tandis que le penseur allemand se contente d'être un théologien philosophe, l'écrivain suisse est de plus un philosophe théologien. Tandis que Rothe laissait une place à la dogmatique, tout en la subordonnant à la théologie spéculative, M. Secrétan préfère sacrifier la théologie à la philosophie. Il nous signifie carrément que la théologie, « pour tout ce qui n'est pas la détermination mais l'explication des faits, se confondra désormais avec la philosophie. » (Pag. 279, l'Idée.)

On regrette que l'auteur ne soit pas aussi explicite sur la question de méthode. Il est hésitant et incertain; on a de la peine à démêler sa vraie pensée. Il nous promet sans doute de nous faire connaître l'essence de Dieu, mais il oublie de nous dire s'il entend le connaître en lui-même ou seulement dans ses rapports avec le monde. La première alternative est seule dans les données du système. Du reste, l'auteur nous paraît s'y ranger.

<< Distinguons donc l'absolu dans son essence et dans la puissance, de l'absolu en acte, de l'absolu existant. Nous appelons le premier négatif, parce qu'il est la négation de toute nature;

c'est l'abîme insondable de la pure liberté. L'absolu positif est un fait, une volonté immuable, éternelle et parfaite, embrassant dans un seul acte tout ce qui est et sera. C'est à cet absolu positif que convient proprement le nom de Dieu. » (Pag. 414.) Rothe ne dit pas autrement, seulement il appelle ce premier mode d'existence, essence divine, virtualité, possibilité. Mais voici une première différence entre les deux penseurs. D'après Rothe, << en tant qu'essence divine, Dieu est absolument le Dieu caché, non pas seulement pour nous, mais encore pour luimême. » M. Secrétan croit en savoir plus long sur cette essence divine: bien loin d'y voir une indétermination absolue, comme le penseur allemand, il la définit la liberté absolue. Au fait tout revient à une querelle de mots. La liberté absolue n'étant qu'un fait négatif ou la négation de toute nature, Dieu, pour M. Secrétan, commencerait bien par être l'indétermination absolue. N'oublions pas que c'est là ce qu'il faut entendre par ce terme liberté absolue, point de départ commun duquel ces penseurs prétendent faire sortir le Dieu actuel.

Mais encore ici les deux écrivains semblent vouloir se séparer. On sait avec quel art Rothe nous plaçant en face de l'essence absolue, en fait émerger, en vertu d'un mouvement intérieur et nécessaire, des déterminations successives qui nous font mieux connaître Dieu jusqu'à ce que nous arrivions enfin au second mode d'existence, à Dieu tel qu'il est, à la personnalité divine. Cette manipulation dialectique si ingénieuse paraît faire défaut chez le philosophe vaudois. Est-ce par pur accident, pour nous ménager peut-être, que l'auteur a évité ces sentiers battus de la spéculation qui devaient lui être mieux connus qu'à personne? Ou bien, ne serait-ce pas la route qu'il entend suivre? L'hésitation n'est guère possible. M. Secrétan n'aura pas voulu porter le débat sur ces questions indiscrètes, mais il n'en connaît pas moins le droit chemin qui s'ouvre devant lui. Du moment où il distingue entre l'essence et l'existence, force lui est bien de nous faire parcourir le chemin qui les sépare. Nous savons déjà que M. Secrétan se défend de l'obligation de parcourir la distance qui sépare l'être de l'essence. « Comme la personnaĮité humaine, dit-il, la personnalité divine ne peut être qu'un

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