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c'est d'avoir été infidèle à son programme. Les amis les plus ardents de ce grand réformateur sont obligés de confesser que sa dogmatique, qui prétend se formuler en dehors de toute spéculation, fait plus de philosophie qu'aucune autre.

En donnant à sa dogmatique une forme qu'il n'a pu emprunter qu'à sa culture philosophique, il a indirectement confirmé et manifesté le lien étroit qui les rattache l'une à l'autre. On voit évidemment que l'abandon de mainte doctrine traditionnelle lui a été dicté, non par les intérêts de la piété, la chose est manifeste pour le miracle (voir pag. 277), comme il le prétend, mais par des préoccupations philosophiques, dont il professe toutefois ne tenir nul compte.

Aussi s'est-on de bonne heure attaché, dans les intérêts les plus divers, à compléter et à rectifier Schleiermacher.

Rothe est un des plus marquants parmi les théologiens qui, tout en subissant l'influence prépondérante de Schleiermacher, ont prétendu le compléter. Il se prononce de la façon la plus expresse en faveur d'une théologie spéculative qu'il prétend devoir s'accorder avec l'Ecriture, avec l'expérience chrétienne et avec les résultats de l'expérience en général. La spéculation dans tous les domaines peut seule réaliser l'idéal du vrai savoir, en nous permettant d'harmoniser nos connaissances. Tirant ses idées de son propre fonds, la spéculation est indépendante, au sens le plus rigoureux du mot. Elle s'accomplit au moyen d'une chaîne bien liée d'actes de réflexion dialectique qui s'engendrent les uns les autres. La portée de la spéculation est générale; et quand elle obéit à toutes les exigences logiques, elle peut prétendre au titre de science exacte, aussi légitimement que les sciences naturelles. Pour arriver à une pareille science à priori, il faut partir du commencement, des principes premiers, progresser d'une manière constante et tout comprendre dans son horizon, car l'idée de spéculation implique celle d'un tout organique. « La pensée spéculative tire ses propres idées d'elle-même, de telle façon qu'elles s'engendrent nécessairement et successivement les unes les autres, en obéissant à des idées logiques, et qu'elles s'unissent et s'agencent intérieurement et organiquement, au point de constituer, en

même temps et immédiatement, un système arrêté, un organisme. Spéculer, c'est donc penser en grand, penser tout d'une pièce, saisir les idées particulières dans leur liaison avec l'ensemble: c'est par conséquent penser systématiquement, l'unique manière parfaite de penser. Il n'appartient qu'à la spéculation seule d'arriver à formuler ainsi un ensemble de concepts formant un tout organique, un système. » (Pag. 3 et 5.) Pour arriver à former un système de toutes nos idées, nous devons pratiquer la méthode que suit tout organisme. Un organisme ne se forme pas du dehors, mécaniquement, par la simple juxtaposition de ses parties, mais du dedans; c'est toujours un germe unique, un seul principe, qui, en se développant et s'épanouissant, met au jour les parties diverses qui sont contenues en son sein. Elles viennent se ranger autour de lui, comme autour d'un centre, de sorte que le principe unique rayonne et s'épanouit en multiplicité, tout en demeurant unité. «Un organisme intellectuel, un système intellectuel, un système d'idées doit également sortir d'une idée féconde, d'une idée mère. » (Pag. 7.)

Part-on du sentiment du moi, «on obtient la spéculation philosophique générale. Quand on part du sentiment de Dieu, on aboutit à la spéculation théologique. » Elle ne naît pas du besoin intellectuel et scientifique, mais du sentiment religieux immédiat lui-même, qui reconnaît l'obligation de faire en quelque sorte l'inventaire des richesses infinies dont il se sent possesseur. La spéculation religieuse ne provient donc pas du scepticisme, mais de la plénitude même de la vie de la foi. Parfaitement sûre d'elle-même, la piété se croit de force à conquérir le champ de la spéculation qu'elle sent lui appartenir. Remplie d'enthousiasme et de confiance, elle se lance à pleines voiles sur la haute mer de la pensée aprioristique, certaine qu'il n'y a pas de naufrage à craindre. Pleinement convaincu qu'il possède la vérité absolue, comment l'homme religieux douterait-il du succès d'une spéculation ayant sa propre piété pour objet? Le succès est certain, à condition de travailler de toutes ses forces et d'avancer très lentement. » (Pag. 15.)

C'est la piété qui règne avec autorité sur la spéculation, car celle-ci se borne à présenter, sous une forme scientifique, ce que

la première possède déjà d'une manière immédiate. On ne sera donc certain d'avoir bien spéculé que si le sentiment religieux se retrouve dans les résultats de la spéculation, tout en se rendant mieux compte de lui-même. Toutefois, le travail de la spéculation doit s'accomplir dans une entière indépendance des sentiments pieux et des représentations religieuses. Ce n'est qu'après avoir complétement terminé son travail qu'on doit le soumettre au contrôle de la piété. La sainte Ecriture, document de la révélation, expression historique et authentique de la conscience chrétienne primitive, est également une autorité avec laquelle la théologie spéculative doit compter. Il faut cependant faire ici deux réserves; il devra y avoir nécessairement une différence entre les représentations bibliques et l'expression définitive et intellectuelle que nous fournira la théologie spéculative; ce qui dans la Bible sera une conception scientifique de la conscience chrétienne (c'est-à-dire déjà de la théologie), ne saurait être norme pour la spéculation. Il y a même plus: il faut que la spéculation trouve dans la sainte Ecriture une confirmation positive; les résultats de la théologie doivent donner une conception plus satisfaisante du contenu de la révélation que les systèmes précédents.

Cette théologie spéculative domine toutes les autres disciplines théologiques. A l'histoire de l'église elle fournit la clef pour comprendre les événements du passé; à la théologie pratique elle donne une vue claire du but final vers lequel elle doit s'efforcer de faire marcher l'église du présent. Quant à la dogmatique, elle rentre dans les sciences historiques. Rothe a soin d'insister sur l'idée que la dogmatique ne saurait être une science spéculative, comme on ne le suppose que trop souvent, mais une simple discipline historique, soumise à son tour à la théologie spéculative. « La dogmatique est une discipline essentiellement positive, ou plus exactement historico-critique. L'objet d'étude lui est fourni par la doctrine ecclésiastique historiquement donnée, qu'elle est appelée à construire en système, tout en examinant si et dans quelle mesure cette doctrine répond à sa notion. Il est de la plus haute importance de ne pas confondre l'élément positif et l'élément critique. La dogmatique

ne saurait donc être en aucune façon une discipline spéculative. Il est vrai toutefois qu'elle ne pourrait s'acquitter de sa mission sans posséder un système spéculatif, indépendant et théologique, son instrument indispensable. En effet, pour que son travail tire à conséquence, la dogmatique a absolument besoin de notions bien arrêtées, sans cela elle perd toute tenue scientifique, toute utilité dialectique; ce n'est plus qu'un parlage à tort et à travers. Or, d'où la dogmatique tirerait-elle toutes ces notions, si ce n'est d'un système spéculatif?» (Pag. 6).

Cette théologie spéculative qui domine toutes les disciplines théologiques, est à son tour dominée par les méthodes et par les hypothèses de l'idéalisme philosophique; c'est une théologie chrétienne du point de vue de la philosophie de Schelling et de Hegel. Lorsqu'on se rappelle ce que Strauss et les jeunes hégéliens ont su tirer de la doctrine du maître, on est vivement intéressé en voyant un esprit puissant faire sortir à son tour de l'eau douce de cette source qui a produit à profusion des eaux amères. Rothe se montre un virtuose accompli. On ne saurait trop admirer sa souplesse, ses ressources inépuisables, l'art consommé avec lequel il développe les catégories purement idéalistes, en prêtant à ces formules vides un contenu réel qui n'est autre que la doctrine répondant aux besoins de la conscience chrétienne; on voit tour à tour surgir la personnalité de Dieu, sa nature, ses attributs, sa liberté. C'est à peine si l'on se formalise un peu, quand l'auteur statue l'éternité de la création, c'est-à-dire de l'espace et du temps, sa nécessité, et quand il expose sa théorie du péché. Ce qu'on croit avoir déjà sauvé est si important que l'on est disposé à être coulant sur tout le reste. Comment en effet marchander son admiration à un dialecticien qui réussit ainsi à cueillir des raisins à des épines et des figues à des chardons? Si seulement on pouvait oublier que cette dialectique, d'une souplesse irréprochable, a servi à de tout autres fins! Cette malencontreuse réminiscence vient rompre le charme auquel on s'était laissé aller en suivant Rothe de déduction en déduction; réveillé en sursaut on reprend terre, la critique reparaît avec tous ses droits. La tentative de vouloir chercher l'antécédent du Dieu actuel paraît bien préten

tieuse; l'idée du cordonnier allemand, Jacob Boehme, qui voulait couper court à toutes les difficultés de la théodicée en mettant le diable en Dieu a eu beau séduire tous les idéalistes allemands modernes, on ne peut s'empêcher de trouver le coup hardi et même un peu risqué. Et puis, cette idée d'un procès en Dieu fait toujours l'effet d'un grave abus de l'anthropomorphisme. Il nous est difficile de rompre avec ce préjugé de la conscience, non pas chrétienne, mais simplement humaine qui veut que, si Dieu est, il ait toujours été ce qu'il est. Sans doute, on ne manque pas de nous rassurer: Dieu, dit-on, est élevé au-dessus de l'espace et du temps; il a bien été de toute éternité ce qu'il est. Il nous est impossible, à nous simples mortels, de concevoir un développement, un devenir qui ne tomberait pas sous les catégories du temps et de l'espace. C'est pourtant ce qu'il s'agit de nous faire admettre. On a beau nous dire que ce procès, ce devenir en Dieu n'est qu'un procès logique, nous trouvons que c'est encore trop. Peut-on à ce point appliquer à Dieu la catégorie de la causalité? Et quand on dit que Dieu est cause de lui-même, n'est-il pas plus sage d'entendre ces termes dans un sens négatif, pour signifier qu'il n'a été causé par rien, plutôt que de supposer qu'il a dû se développer, se former, se faire, comme nous nous développons nous-mêmes en partant de l'état d'inconscience pour arriver à la personnalité? Après tout, même en admettant qu'il ne s'agisse que d'un procès logique, cet antécédent du Dieu personnel nous produit toujours l'effet d'être le vrai Dieu, le principe premier duquel le Dieu person- } nel a surgi. Et puis, cette prétention à pénétrer ainsi en queique sorte dans l'officine, logique si vous voulez, dans laquelle Dieu s'est fait lui-même, nous produit toujours l'impression d'une profanation. D'abord elle implique chez l'homme une science absolue qui ne semble pouvoir s'expliquer que par l'identité du créateur et de la créature; ensuite elle semble oublier qu'il ne convient pas de soulever le voile discret qui recouvre toutes les grandes questions d'origine. Le moyen de s'arrêter en deçà du néant, quand, dans son besoin de découvrir des causes, on veut trouver celle de Dieu même! Que pourrat-elle être, sinon un autre Dieu ou le néant? Quand on re

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