CHAPITRE VI L'ÉDUCATION DE LA CURIOSITÉ Utilité et dangers de la curiosité. - Éducation de la curiosité. - Procédés négatifs : - 1o Comment il faut répondre aux questions frivoles, ou indiscrètes des enfants; - 2o Né cessité de réprimer chez eux la curiosité maligne ; 3o Exemple à donner par les parents et les maîtres ; 4° Culture du sentiment esthétique. - Procédés positifs : — 1o Parti à tirer des questions de l'enfant; - Comment les provoquer; 20 Possibilité d'éveiller la curiosité scientifique au moyen de petites collections; Précaution à prendre; - 3o Association de l'enfant à nos propres recherches; 4. Importance qu'il y a à piquer sa curiosité sans la satisfaire d'abord ; 5° Recours à la nouveauté et à la variété ; 6° Mise à profit du goût des enfants pour les histoires et les images. - Exemples divers. Conclusion. Ce qu'Ésope disait à Xantus, son maître, qu'il n'y a rien de meilleur que la langue, parce qu'elle est la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison, ni rien de pire, parce qu'elle est la source des divisions et, qui pis est, de la calomnie, pourrait se dire semblablement de la curiosité. C'est ce qui ressort de l'étude que nous avons faite de la nature des diverses formes qu'elle revêt et ce qui explique aussi les jugements opposés qui ont été portés sur elle. Alors que pour Fénelon « la curiosité est un penchant de la nature qui va comme au devant de l'instruction (1), » Dupanloup déclare que « l'âme légère, dissipée, curieuse, ouverte de tous côtés, laisse tout perdre et ne garde rien; que nulle œuvre sérieuse n'est possible avec elle, ni en elle. » Et définissant ce qu'il appelle la curiosité étourdie, il ajoute : « Il y a chez l'enfant une sorte de curiosité avide et inquiète, ouvrant à tout son œil et ses désirs et que caractérise exactement le nom de concupiscentia (1) M. E. RAYOT, estimant qu'il y a là un instinct précieux à entretenir, parce que « de lui dépend en grande partie le reste de la vie », et que « c'est à lui que peut être attachée toute l'orientation de l'existence », ajoute: « Qu'y a-t-il en effet de plus important qu'une curiosité saine, en quête de tout ce qui est vrai, beau et bon ? Non seulement, grâce à elle l'homme cherche à profiter de tous les moments dont il dispose et que ne réclament pas des soucis plus matériels, pour s'instruire et s'éclairer toujours davantage, participer aux saines jouissances de l'esprit, mais encore il orne son cœur des émotions qui élèvent et purifient, il affine sa conscience morale et fait l'éducation de sa volonté. Et ainsi, en cultivant dans l'enfance une curiosité de bon aloi, en donnant à cette tendance intellectuelle une direction normale, dans l'enfant on prépare déjà l'homme même, car les premières impressions, les premières habitudes sont celles qui persistent le plus longtemps ou sont les plus longues à disparaître. » (Faut-il développer la curiosité dans l'enfant ? art. de l'Éducation enfantine, avril 1906.) oculorum (concupiscence des yeux) (1). C'est l'ouverture des yeux et de l'âme à tout ce qui du dehors attire et séduit; c'est toute légèreté, toute propension indiscrète et sans retenue à tout voir, à tout connaître, à tout posséder, à jouir de tout; c'est une curiosité sans frein, pour le mal comme pour le bien, une cupidité passionnée... Qui ne l'a observé? même chez les enfants les plus innocents, l'amour de la dissipation est ordinairement très vif: ils veulent tout regarder, tout entendre, tout savourer, tout sentir... Cette cupidité passionnée, cette avidité de tout voir, ce goût, cette habitude de vivre et de se jeter toujours en dehors, engendre d'ordinaire une mobilité sans bornes, une dissipation éternelle, qui emporte les moments, les heures, les jours (2). » Mais ce que Dupanloup dépeint ici et condamne avec tant de sévérité, n'est que la curiosité futile ou nuisible, marque en effet de médiocrité intellectuelle, non la curiosité saine et féconde, l'amour et la recherche du vrai. Nous avons signalé déjà les dangers qu'une curio (1) Cf. S. AUGUSTIN, Confessions, liv. X, ch. XXXV. «Ilya dans l'âme une passion volage, indiscrète et curieuse, qui, se couvrant du nom de science, la porte à se servir des sens pour faire des épreuves et acquérir des connaissances par la chair. Et parce qu'elle consiste en un désir de connaître, et que la vue est le premier de tous les sens en ce qui regarde la connaissance, le Saint-Esprit l'a appelée la concupiscence des yeux. » (2) De l'Éducation, t. III, liv. III, ch. XI. (Téqui, éd.) sité malsaine peut faire courir au cœur et à la moralité. La curiosité indiscrète n'est pas moins contraire à l'intérêt bien entendu. D'abord elle rend importuns ceux qui s'y laissent aller. <<< Outre les autres maulx que ce vice là contient, dit Plutarque (1), encore il a celuy là, qu'il est contraire à sa propre convoitise: car il convoite savoir beaucoup, et chacun le fuit et se garde de luy. Car on n'a pas à plaisir de faire rien qu'il voye, ne rien dire qu'il oye: ains s'il est question de consulter de quelque affaire, on en remet la délibération, et en diffère-t-on la conclusion, jusques à ce que celuy-là tel s'en soit allé : et si l'on tient quelque propos de secret, ou que l'on fasse aucune chose de conséquence, et il y survient un curieux, on l'oste incontinent et le cache-t-on, ne plus ne moins que la viande qui est en prise, quand on voit passer un chat: de manière que le plus souvent ce que l'on dit et ce que l'on fait devant les autres, on le tait et le celle devant celuy là seul. >>> Recevant à Ferney un personnage connu pour son habitude d'accabler tout le monde de questions, Voltaire lui dit d'abord : « Je vous préviens que je ne sais pas un mot de tout ce que vous allez me demander. » Ajoutez que l'indiscret se déconsidère : « Il n'y a rien qui rende tant odieux les tyrans que les mousches, c'est-à-dire les espions, qui vont partout es (1) Ouv. cité. piant ce qui se fait, ce qui se dit, encore que de telles mousches recherchent s'il y a aucun qui ait commis ou voulu commettre quelque maléfice: mais les curieux découvrant les mésadventures fortuites de leurs voisins, les exposent en vue de tout le monde. Aussi dit-on que ce mot d'Alitérius, qui signifie meschant, a été premièrement ainsi dénommé de la curiosité: car, étant la famine bien grande à Athènes, ceulx qui avaient du blé en leurs maisons ne le portaient pas au marché, ains le moulaient secrettement la nuit en leurs maisons: et cette manière de curieux allaient çà et là oreillant là où ils entendaient le bruit des moulins, et de là en furent ainsi appellez. Pareillement aussi dit-on, que le nom des Sycophantes est venu de semblable occasion : car ayant été prohibé et défendu par édict, d'emporter hors du païs, des figues, ceulx qui allaient espiant et descouvrant ceulx qui en emportaient, en furent appelés Sycophantes. Et pourtant ne sera il point inutile que les curieux pensent à cela, afin qu'ils aient honte en eulx-mêmes, d'être trouvés semblables en mœurs et façons de faire, à ceulx qui sont les plus haïs, et les plus mal-voulus du monde (1). » Enfin, ce n'est pas seulement la dignité, mais la prudence qui fait une loi de la discrétion. Tel secret peut-être fort gênant et parfois dangereux pour celui qui l'a surpris. Ainsi pensait l'acteur Philip (1) PLUTARQUE, ibid. |