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en sort, que son journal lui serve tout chaud un énorme scandale. Quel déjeuner ferait-il, quelle digestion serait la sienne, s'il ne pouvait étendre sur son pain ni mélanger avec son vin ou bien avec son café quelque bonne infamie ! Il n'y en a pas? Inventez-en! Sans quoi le tirage baisserait au profit des feuilles moins scrupuleuses. Blasé, le palais du public est de plus en plus exigeant. Il lui faut du piment et force épices. Certaine presse le sert à souhait.

CHAPITRE IV

LA CURIOSITÉ FÉCONDE

Deux sortes essentielles de curiosité féconde.

1. La cu

riosité pratique. - Ses divers modes ; - Exemples. Son insuffisance. Utilité et valeur de la science. -2. La curiosité désintéressée. - Elle est rudimentaire chez l'homme inculte, ou frivole. Peu de succès des conférences populaires.- Frivolité des conférences mondaines. Objet de la curiosité désintéressée; Ses modes; La passion du vrai chez le savant; - Chez l'explorateur; Chez le philosophe.

La forme de curiosité qu'il nous reste à étudier, la curiosité féconde, a, suivant l'expression de M. Ribot, « tous les degrés de l'animal qui palpe et flaire, jusqu'à un Gœthe qui scrute tout, veut tout savoir, tout embrasser (1) ». Mais quelle que soit la diversité de ses modes, ils peuvent essentiellement se ramener à deux sortes: la curiosité utilitaire ou pratique, et la curiosité désintéressée ou scientifique.

(1) La Psychologie des sentiments, p. 359. (F. Alcan, éd.)

La curiosité pratique a pour but la conservation et le bien-être de l'individu; elle a trait, en gros, à tout ce qui est ou paraît propre à satisfaire les besoins matériels de l'homme, à l'investigation de tout ce qui peut lui être utile ou nuisible.

Elle présente des modes spéciaux en rapport avec les métiers exercés. Autre est la curiosité de l'agriculteur, autre celle de l'industriel, du commerçant ou de l'ingénieur. Mais, dans quelque profession que ce soit, directement appliquée à l'objet de cette profession, elle est éminemment propre à assurer la supériorité des hommes en qui elle se rencontre. Celui-là est, en effet, le plus habile qui connaît le mieux les matières qu'il traite et les instruments dont il use, qui d'ailleurs ne se contente pas de connaissances générales, forcément incomplètes ou superficielles, mais qui possède le plus de vérités de détail sur son art, qui connaît plus à fond la réalité des choses dont il s'occupe.

Prenons quelques exemples. A l'opposé du laboureur ignorant et routinier, l'agriculteur dont l'intelligence est en éveil, a souci des moindres parties du travail agricole; il s'enquiert des qualités du sol, des semences et des plantes auxquelles il convient le mieux; il se tient au courant des meilleures méthodes de culture, des meilleurs engrais, des machines perfectionnées, et par là, à moins de frais, il fait rendre à la terre des produits supérieurs en qualité et en quantité.

L'industriel, digne de ce nom, n'est pas seulement armé d'une forte culture professionnelle; il est à l'affût des dernières découvertes, des procédés plus rapides et moins coûteux; il se tient au courant des exigences économiques, et ne cesse de chercher des débouchés nouveaux pour ses produits. Ainsi il l'emporte sur des concurrents moins avisés.

Ce souci du mieux ou du nouveau constitue un élément capital du génie pratique des Américains et des Anglais. En Amérique, au témoignage de J. Huret << chaque spécialiste, chaque ingénieur, chaque contremaître, chaque ouvrier se demande constamment ce qu'il faudrait faire pour que sa machine produise mieux et plus vite (1) ».

Et rien n'est plus louable. Il ne faudrait pas cependant, par suite d'une admiration sans bornes pour les heureux résultats auxquels aboutit la curiosité utilitaire, répudier tout ce qui n'est pas culture exclusivement technique et se garder de donner satisfaction à la curiosité désintéressée. Considérer comme vaines les recherches purement scientifiques et n'estimer que ce qui a trait à la pratique, c'est tarir la source même du progrès. Que sont, en effet, les découvertes, sinon des applications de la

science!

Mais, bien plus, la science a sa raison d'être en dehors des applications qu'on en peut faire. Comme

(1) En Amérique, t. I, p. 117.

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