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puisque les plaisirs obtenus au prix des peines des autres entraînent nécessairement un dessèchement de la sympathie (1). » Ne voit-on pas encore la foule rechercher avidement des spectacles dangereux où il y a quelque chance qu'un homme se tue ou soit la proie d'un animal féroce. « Nous voulons, dit Leibniz, être effrayés par des danseurs de corde qui sont sur le point de tomber (2). » Et nous ressemblons tous, en quelque façon, à l'Anglais légendaire qui suivait une ménagerie dans l'espoir de voir quelque jour dévorer le dompteur.

D'autres occasions, heureusement plus rares, se présentent aussi de satisfaire cette brutale inclination, savoir les exécutions publiques. La Bruyère réprouvait la « vaine, maligne, inhumaine curiosité », qui pousse les hommes à se ranger en haie ou à se placer aux fenêtres pour observer les traits et la contenance d'un condamné qui va mourir. « Si les hommes étaient sages, dit-il, la place publique serait abandonnée, et il serait établi qu'il y aurait de l'ignominie seulement à voir de tels spectacles! >>> Loin de là, la meilleure société s'y rendait alors. On connaît les lettres où Mme de Sévigné raconte qu'elle est allée voir passer la Brinvilliers et la Voisin (17 juillet 1676 et 23 février 1680). « Je me souviens, écrit Voltaire, qu'étant à Paris lorsqu'on fit souffrir

(1) SPENCER, ouv. cité, pp. 205-206. (Hachette, éd.) (2) Essais de Théodicée, 1re partie, 512.

à Damiens une mort des plus recherchées et des plus affreuses qu'on puisse imaginer, toutes les fenêtres qui donnaient sur la place furent louées chèrement aux dames... Un des académiciens de Paris voulut entrer dans l'enceinte pour examiner la chose de plus près, et comme il fut repoussé par les archers: << Laissez entrer monsieur, dit un des bourreaux ; c'est un amateur ». C'est-à-dire c'est un curieux (1). » Aujourd'hui c'est plutôt la canaille qui accourt voir tomber une tête, mais son empressement est pareil; et combien scandaleux, puisqu'on a dû songer enfin à restreindre la publicité des exécutions !

Mais que dire déjà de la ruée, de l'écrasement, aux portes des cours d'assises, d'une foule avide de suivre les débats de crimes atroces et de contempler des monstres ? Que dire encore de la réclame que font à ces bandits des journaux qui ne cessent de nous entretenir de leurs faits et gestes, qui nous rapportent

(1) Dictionnaire philosophique, art. Curiosité. « La curiosité, dit saint Augustin, se porte même aux choses fåcheuses et désagréables, non pour en ressentir de la peine et de la douleur, mais pour le désir qui la porte à vouloir tout savoir et tout éprouver ; car quel plaisir y a-t-il de voir un corps mort déchiré de coups qu'on ne peut regarder qu'avec horreur? et néanmoins, lorsqu'il s'en rencontre, tous y courent pour s'attrister et pour en avoir de l'effroi, quoiqu'ils craignent même de revoir en songe un objet semblable, comme si lorsqu'ils étaient éveillés on les avait contraints de le voir, ou qu'ils y fussent portés par la pensée qu'il y avait quelque beauté dans ce qu'ils désiraient voir. >>> (Ouv. cité, liv. X, ch. XXXV).

leurs moindres paroles et publient à l'envi leur image. Comme si ce n'était point là un infaillible moyen de faire se multiplier assassinats et viols! Aussi combien il avait raison l'éminent écrivain qui protestait récemment contre cette inconsciente propagande. Quelques mesures que vous preniez pour réprimer la criminalité croissante, écrivait avec indignation M. Paul Margueritte, « cela ne suffira pas. Non, cela ne suffira pas. Parce que nous continuerons nousmêmes à grandir le prestige des apaches, à les enivrer d'une horrible popularité. Quoi, il y a des braves gens, et l'on ne parle que des apaches! Il y des actions de courage, de vertu, de dévouement sublimes, et l'on ne parle que des apaches! Il y a des savants qui se penchent sur les cornues des laboratoires, sur les sérums sauveurs, sur les microbes meurtriers, il y a les chercheurs admirables de la santé, de la vie; et l'on ne parle que des apaches! Est-ce que je me trompe? Est-ce qu'on parle d'autre chose? (1) - Eh bien! voilà ce qui les encourage,

(1) Il n'est pas sans intérêt, vu l'importance d'une telle question, de rapprocher de cette éloquente protestation, la brillante conférence de Me Henri Robert sur la Justice et le Crime, conférence dans laquelle ce grand avocat n'a pas craint de faire, quoique en termes plus adoucis, la même constatation que M. Paul Margueritte: «Les criminels, ditil, tiennent dans nos préoccupations journalières une place importante, trop importante sans doute. Les journaux sont pleins du récit sensationnel des exploits des bandits fameux : assassins, voleurs, faussaires, incendiaires ou simplement

voilà ce qui les pousse au meurtre, par l'orgueil et par la contagion! Si Érostrate revenait, il ne brûlerait pas le temple d'Éphèse, il se ferait apache! Qui veut de la réclame à bon marché, qui veut remplir les colonnes des journaux, qui veut voir son portrait tiré à des millions et des millions d'exemplaires, qui veut voir aussi celui de sa victime, écrabouillée dans le sang? Qui? Mais l'apache père, l'apache fils, l'apache au berceau et tous les apaches à naître.

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Et pourquoi les journaux donnent-ils ainsi ces choses-là en pâture à la foule? Sinon parce que celle-ci les accepte, que dis-je ? les accepte, les réclame, s'en empifre et en redemande encore (1) ». L'excuse ne serait pas suffisante, le véritable rôle de la presse étant moins de suivre l'opinion que de la diriger, mais le penchant inné à l'imitation, la contagion morale sont lois psychologiques bien connues, et l'on nous fait des crimes retentissants! Quelle aberration!

liquidateurs... On peut dire sans exagération que pour devenir célèbre et faire parler de soi il est plus simple de se rendre coupable d'un forfait que de faire une bonne action ! Un honnête homme peut, par un acte de courage, d'héroïsme mème, ou simplement de bienfaisance, acquérir des titres à la reconnaissance de ses contemporains; quelques lignes, parcimonieusement mesurées lui seront dédaigneusement consacrées. Mais le héros du crime peut être tranquille: il aura son portrait en première page et la manchette en lettres énormes en tête du journal. L'intérêt si vif et si passionné, si exagéré, qui s'attache aux criminels rejaillit un peu sur leurs défenseurs. Lorsqu'un avocat est chargé d'une cause sensationnelle, il voit augmenter dans de notables proportions le nombre des invitations à dîner. Une partie de l'attrait spécial et légèrement pervers que les héros des affaires célèbres inspirent aux femmes profite ainsi, par une faveur singulière, à leurs défenseurs. Ne pouvant avoir - et pour cause! - le client lui-même à sa table et l'offrir en pâture à la curiosité de ses invités, les maîtresses de maison doivent se contenter de l'avocat. » (Voy. le Petit Temps, du 24 mars 1910).

Il arrive même que le long exposé des crimes réels ne suffit pas à assouvir une curiosité insatiable. On y ajoute des aventures imaginaires. Deux, trois romans-feuilletons s'étalent au bas des journaux, souvent romans à queue interminables, et, comme on l'a dit, littérature à assassinats, à vols, à viols, à guillotine et à mouchards.

Bien différente de cette curiosité qui se rassasie de lectures et de spectacles malsains, est la curiosité qui cherche à découvrir ce qu'on veut précisément lui cacher ou ce qu'il vaudrait mieux qu'elle ignore. La première a surtout pour effet de dessécher et d'endurcir le cœur, la seconde ne se satisfait le

(1) Article de la Dépêche, de Toulouse, no du 7 mars 1910. <<< Savez-vous ce qu'il faudrait? ajoute M. Paul Margueritte. Consacrer aux crimes quelques lignes bien courtes, et à l'expiation une ligne seulement. Quand les apaches sauront qu'on les juge sans tremplin sonore où parader et qu'on les exécute sans phrases, ou la peine de mort n'a aucun effet, ou cet effet donnera tous ses résultats, rapides et précis... S'il est un remède, soyez-en sûrs, il est là, dans une transformation de l'esprit public, dans un recul effrayé de voir la pente où nous glissons, de la badauderie stupide aux instincts de curiosité lâche ou de vengeance féroce. »

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