homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: « Il faut avouer qu'il a l'air bien Persan ». Chose admirable! je trouvais de mes portraits dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu (1). » Le sobriquet de badaud n'a-t-il pas été même affecté spécialement aux Parisiens (2) ! Mais, s'il faut en croire un fin moraliste, il conviendrait quelque peu à notre nation prise dans son ensemble. « Notre mal, dit-il, est l'amour de la nouveauté. Quand deux Français s'abordent, la première question est infailliblement, comme chez les Athéniens de Démosthènes: Qu'y a-t-il de nouveau (3)? De quel air mé (1) Lettres persanes, XXX. - L'Ingénu, de VOLTAIRE, est, à Saint-Malo, l'objet d'une semblable curiosité. « Le bruit se répandit qu'il y avait un Huron au prieuré. La bonne compagnie du canton s'empressa d'y venir souper... Tout le monde le regardait avec admiration; tout le monde lui parlait et l'interrogeait à la fois... » Vol (2) « Le badault peuple de Paris », dit Rabelais. taire proteste: « Si on a donné ce nom au peuple de Paris plus volontiers qu'à un autre, c'est uniquement parce qu'il y a plus de monde à Paris qu'ailleurs, et par conséquent plus de gens inutiles qui s'attroupent pour voir le premier objet auquel ils ne sont pas accoutumés, pour contempler un charlatan, ou deux femmes du peuple qui se disent des injures, ou un charretier dont la charrette sera renversée, et qu'ils ne relèveront pas. Il y a des badauds partout, mais on a donné la préférence à ceux de Paris. » (Dict. phil., art. Badaud). (3) Encore que nous ne soyons en ce cas que les héritiers lancolique on répond: Rien, s'il n'y a rien; et, au contraire, s'il y a quelque chose, quel contentement (1) !... Nous ne sommes pas exclusifs; donneznous ce qu'il vous plaira: une pièce nouvelle, un auleur nouveau, un duel, une question politique, une querelle théologique, un changement de ministère, une émeute, un sermon, un assassinat. On n'y résisterait pas si on était trop sensible, si on était profondément ému par chaque événement; par bonheur, on se ménage, on garde toujours, à tout hasard, un du caractère de nos ancêtres, les Gaulois, très curieux, au dire de César, il n'y a pas, et ceci peut nous servir d'excuse, que les Français qui se conduisent de la sorte : <<< Pour l'homme, remarque encore Voltaire, vous savez comme il est fait; Rome, Londres, Paris passent leur temps à demander ce qu'il y a de nouveau. >>> (1) Cf. PLUTARQUE, De la curiosité : « Si quelqu'un d'adventure luy fait ouverture de tels propos, s'il est à cheval mettant pied à terre, il l'embrassera, il le baisera et dressera les aureilles; mais si celuy qu'il rencontrera en son chemin luy dit qu'il n'y a rien de nouveau, il lui répondra lors: Que dis-tu ? N'as-tu pas passé par la place? N'as-tu point été au palais? Et n'as-tu point parlé à ceux qui sont venus d'Italie? Voilà pourquoy, ajoute malicieusement Plutarque, j'estime que les magistrats de la ville de Locres font bien : car si quelqu'un de leurs bourgeois, revenant des champs en la ville, demande: Eh bien ! y a-t-il rien de nouveau ? ils le condamnent à l'amende; parce que comme les cuysiniers pour bien ruer en cuysine ne demandent autre chose que qu'il y ait force gibier, et les pécheurs force poisson: aussi les curieux ne souhaitent que qu'il y ait grande abondance de maulx, et grand nombre d'affaires, grandes nouveautés, grands changements, à celle fin qu'ils aient toujours de quoy chasser, et que tuer. » (Trad. Amyot). peu de sa sensibilité pour le lendemain; on s'intéresse peut-être moins aux choses qu'à ce qu'on dit; elles ont beau être tristes, quand on en a bien causé, c'est un grand soulagement; hommes et choses ne sont que l'aliment de l'éternelle conversation française, qui les dévore et les consomme. Notre roman et notre théâtre sont des plus accidentés, et la presse, qui vit du public, surexcite la passion de ce public pour se rendre nécessaire; pour satisfaire une curiosité aiguë, elle recueille, elle creuse, elle illustre les faits à sensation; elle les fabriquerait plutôt, et, s'il arrive que le meurtre manque, elle a perdu sa journée (1). » (1) Bersot, Un Moraliste, Études et pensées (Hachette, éd.). C'est sur le gouvernement du 2 Décembre que retombe la responsabilité d'une si déplorable tendance du journalisme : « L'empire, constate CH. BIGOT dans un remarquable ouvrage sur les Classes dirigeantes (pp. 99-101, Fasquelle, éd.), l'empire aura, à ce point de vue comme à tant d'autres, un lourd compte à rendre au tribunal de l'histoire. Il a été le grand corrupteur de la presse. C'est lui qui, en empêchant la plume des écrivains de traiter les questions sérieuses et de dire les véritables vérités, les a obligés à se jeter sur les petites choses, et à leur faire la place d'honneur... Des grandes questions politiques, mal vues et dangereuses, l'attention s'est rabattue sur les commérages. L'information est devenue la chose principale. Le fait a tué l'idée, l'information a tué l'article. Le rédacteur qui sait penser et écrire a passé au second rang. Place au reporter, messieurs !... L'idéal du journal ce sont quatre pages de faits divers, de nature diverse, que l'on peut grouper sous quatre ou cinq rubriques; le sanglant et le joyeux, le politique et le commercial, la faillite à côté de l'exécution, le scandale à côté Le meurtre ne chôme guère. Mais, à son défaut, que de faits divers encombrent les journaux et ne causent pas les délices des seules portières. Gens écrasés, incendies, arrestations, rapts, escroqueries et cambriolages, etc., etc., il y en a pour tous les goûts. Et pourtant certains désœuvrés des grandes villes, plus blasés ou plus impatients, ne peuvent même se contenter des récits plus ou moins tragiques publiés par les journaux, il leur faut assister à quelque événement qu'ils puissent raconter, une fois rentrés aulogis. Automobiles renversées, pauvres diables tombés d'un cinquième étage, manifestations, bagarres, tout leur est bon. Si l'accident n'a pas donné, ils se rabattent sur d'autres spectacles, le Jardin des Plantes ou le Jardin d'acclimatation, le Musée Grévin ou l'Hôtel des Ventes, la correctionnelle ou la Morgue, les affiches-réclames ou les vitrines des magasins, ou simplement le mouvement de la rue. La Bruyère a dépeint en traits admirables un de ces curieux de profession : Où n'est-il point? s'écrie-t-il à propos d'un nouvelliste de son temps. de la gaudriole, l'amant qui est tué, à côté de la femme qui empoisonne, le menu du dernier diner de l'ambassadeur à côté de l'attelage gris de fer de Turlurette. Rien n'est plus plein, à la fois, et plus vide que ces quatre pages du journal. La curiosité ne se repose pas un moment, et pas un moment l'esprit ne travaille. Mille détails à colporter, pas une ligne qui fasse réfléchir. Pas un aliment pour l'esprit dans cette multitude de racontars. >>> S'il y a dans la place une fameuse exécution, ou un feu de joie, il paraît à une fenêtre de l'hôtel de ville; si l'on attend une magnifique entrée, il a sa place sur un échafaud; s'il se fait un carrousel, le voilà entré, et placé sur l'amphithéâtre; si le roi reçoit des ambassadeurs, il voit leur marche, il assiste à leur audience, il est en haie quand ils reviennent de leur audience. Sa présence est aussi essentielle au serment des ligues suisses que celle du chancelier et des ligues mêmes. C'est son visage que l'on voit aux almanachs représenter le peuple à l'assistance. Il y a une chasse publique, une Saint-Hubert, le voilà à cheval; on parle d'un camp et d'une revue, il est à Ouilles, il est à Achères. Il aime les troupes, la milice... Il est spectateur de profession; il a vu, dit-il, tout ce qu'un homme peut voir, et il n'aura point de regret de mourir. Quelle perte alors pour toute la ville! Qui dıra après lui: « Le cours est fermé, on << ne s'y promène point; le bourbier de Vincennes est << desséché et relevé, on n'y versera plus. » ? Qui annoncera un concert, un beau salut, un prestige de la foire? Qui vous avertira que Beaumavielle mourut hier; que Rochois est enrhumée, et ne chantera de huit jours?... (1) » Sans être un curieux de cette sorte, il n'est probablement personne qui ne se laisse parfois distraire par des amusements futiles. Saint Augustin lui (1) Les Caractères, ch. VII, 13. |