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jection contre l'erreur avec l'erreur même, que c'est ôter les armes puissantes qu'on a contre cette erreur. » Cette argumentation ne prouve pas la parfaite orthodoxie de Montesquieu, qui avait sans doute ses raisons de se tenir sur la réserve; mais elle efface tout soupçon d'impiété, et elle démontre l'imprudence de son accusateur. En effet, si l'homme n'avait pas naturellement quelque connaissance de Dieu, il serait impossible d'avoir prise sur ceux qui sont devenus incrédules, et on ne voit pas même comment la foi religieuse aurait pénétré dans les âmes qu'elle échauffe et qu'elle éclaire plus vivement, si elle n'y trouvait pas quelque foyer de chaleur et de lumière.

Le propre du génie de Montesquieu est de tout comprendre, de ne rien sacrifier et de ne rien exagérer. Tempérant et fort, il répugne aux extrémités. Il l'a prouvé en jugeant les systèmes opposés de deux publicistes qui l'avaient précédé dans l'étude des origines de la monarchie française, le comte de Boulainvilliers et l'abbé Dubos. Ses paroles nous serviront à caractériser ces deux écrivains, qui ne doivent pas être oubliés ici, et rendront témoignage de la mesure qu'il a mise en toutes choses. Boulainvilliers prétendait que la conquête des Gaules par les Francs continuait d'avoir son effet dans la supériorité de la noblesse sur les autres états de la nation, et qu'elle légitimait la dépendance de la bourgeoisie. Dubos, au contraire, assurait que cette conquête était un faux bruit accrédité par l'imposture et la crédulité; que les Francs, appelés et accueillis par les Gaulois, n'avaient eu ni à les combattre ni à les soumettre, et que, par conséquent, ils n'avaient jamais pu jouir légitimement des droits que donne la victoire sur des vaincus. Montesquieu les combat tous deux, et il rend hommage à leur mérite: «Le public, dit-il, ne doit pas oublier qu'il est redevable à M. l'abbé Dubos de plusieurs compositions excellentes ; » et sans doute il fallait compter parmi ces compositions et placer au premier rang les Réflexions sur la poésie et la peinture; mais il n'en demeure pas moins avéré que la Gaule a été soumise par les Francs, et que, par con

séquent, l'abbé Dubos s'est trompé; et Montesquieu ajoute modestement: << Si ce grand homme a erré, que ne dois-je pas craindre?» Boulainvilliers n'a pas non plus trop à se plaindre de sa critique. Selon lui, « il avait plus d'esprit que de lumières, plus de lumières que de savoir; mais ce savoir n'était pas méprisable, parce que, de notre histoire et de nos lois, il savait très-bien les grandes choses. » Ces précautions prises, Montesquieu conclut ainsi : « M. le comte de Boulainvilliers et M. l'abbé Dubos ont fait chacun un système, dont l'un semble une conjuration contre le tiers état et l'autre une conjuration contre la noblesse. Lorsque le soleil donna à Phaéton son char à conduire, il lui dit : Si vous montez trop haut, vous brûlerez la demeure céleste; si vous descendez trop bas, vous réduirez en cendres la terre. N'allez point trop à droite, vous tomberiez dans la constellation du Serpent; n'allez point trop à gauche, vous iriez dans celle de l'Autel; tenez-vous entre les deux. >> Ovide sert ici d'introducteur à la devise de Montesquieu, inter utrumque tene, à laquelle il se montra toujours fidèle dans ses écrits comme dans sa vie.

Un autre publiciste demeuré célèbre par les Entretiens de Phocion et par ses Observations sur l'Histoire de France, et qui a eu sur l'opinion une influence considérable et fåcheuse, l'abbé de Mably, ne se fit pas, comme Boulainvilliers, le champion de la noblesse, ni comme Dubos, l'apôtre du tiers état, il prit résolument parti contre les institutions et les mœurs des temps modernes en faveur des républiques anciennes. Il fut Grec et Romain, sans espérance toutefois et même sans désir d'amener ses contemporains à partager ses idées. Apre et morose, il éleva comme un fantôme de vertu antique qui n'engageait à rien qu'à mépriser le moyen âge et à maudire la monarchie : « Il se refuse, dit M. de Barante, à entrer dans l'esprit de nos anciennes mœurs et de nos formes de gouvernement. Il est un des premiers qui aient élevé la voix pour déclamer contre les souvenirs français, qui aient accoutumé nos oreilles à entendre taxer de barbarie, de despotisme ou d'anarchie, des

institutions nécessaires dans leur temps, et qui, se modifiant successivement, ont donné à la France, pendant la durée des siècles, quelquefois le bonheur, toujours la gloire. Il n'a pas su voir tout ce que le caractère national a pu présenter de noble et d'honorable durant les anciens temps; et parce que les compagnons de saint Louis avaient eu pour descendants les courtisans de Louis XV, il a cru ne pouvoir rien trouver d'admirable qu'à Rome ou dans la Grèce. » Montesquieu, plus clairvoyant et plus juste, tout en admirant les anciens, n'a pas déprécié la civilisation moderne.

N'hésitons pas à le dire bien haut: Montesquieu fut véritablement un sage. Si ses ouvrages doivent être un objet d'études assidues et d'admiration, sa vie aussi est un modèle à suivre. Ce grand homme aima et pratiqua la vertu, parce que la vertu est selon l'ordre et qu'elle conduit au bonheur par le respect du juste et du vrai; il fit le bien sans ostentation et goûta la paix d'une bonne conscience. Il a été donné à peu d'hommes de pouvoir dire comme lui : «Chaque jour, je m'éveille en revoyant la lumière avec une joie ineffable. » Le goût de la solitude, où il ramassait les forces de son esprit dans une méditation féconde, ne le rendait pas insensible aux agréments du commerce des hommes. «Il était, dit d'Alembert, d'une douceur et d'une gaieté toujours égales; sa conversation légère, agréable et instructive, était coupée comme son style, pleine de sel et de saillies; point d'amertume, point de satire; personne ne racontait mieux et sans apprêts. Ses fréquentes distractions ne le rendaient que plus aimable; il en sortait toujours par quelque trait inattendu. Il était sensible à la gloire, mais il ne voulait y parvenir qu'en la méritant; jamais il n'a cherché à augmenter la sienne par aucune manœuvre. Digne de toutes les distinctions et de toutes les récompenses, il ne demandait rien et ne s'étonnait pas d'être oublié ; quoiqu'il vécût parmi les grands par convenance et par goût, leur société n'était pas nécessaire à son bonheur. Il fuyait, dès qu'il le pouvait, dans sa terre, pour y retrouver sa philosophie, ses livres et

son repos. >>

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Il est temps d'arriver à l'homme supérieur dont la gloire contestée, mais impérissable, remplit le 18° siècle. Voltaire a séduit ses contemporains; il les a enivrés en exprimant sous une forme vive et brillante les idées et les sentiments qui fermentaient dans les âmes d'où s'étaient retirées les antiques croyances. Il ne fit pas, comme on l'en a accusé, l'incrédulité ou plutôt le scepticisme de son temps: il s'en empara, il l'autorisa, pour faire prévaloir au profit de l'humanité et de la civilisation le seul dogme auquel il fut attaché sincèrement, la tolérance. Là se trouve l'unité de sa vie, le ferment de toutes ses passions, le mobile de toutes les luttes qu'il a ou engagées ou soutenues; c'est aussi ce qui protége sa mémoire, malgré bien des écarts et des souillures. Voltaire a voulu réellement pacifier le monde qu'il a tant agité, il a aimé les hommes qu'il a si cruellement raillés, il a prétendu conduire au bien-être et à la vérité ceux-là même auxquels il a pour sa part et trop souvent contribué à enlever et leurs plus douces consolations et leurs plus chères espérances. Voltaire était plutôt malicieux que méchant, plutôt indiscipliné que factieux, plutôt relâché que corrompu; parmi tous les caprices de son esprit, les témérités de sa raison, les inégalités de son humeur, il avait de généreuses passions : il aimait la gloire, il fut sensible à l'amitié, l'injustice le révoltait, et pour redresser les torts de la violence et du fanatisme, on l'a vu braver et irriter courageusement leurs fureurs. Il faut être juste envers lui: il a des taches qui ne s'effacent point, des torts qui ne se peuvent expier; il a aussi des titres incontestables qui ne permettent pas qu'on l'abandonne sans

réserve à ses détracteurs. Comme son siècle, il a eu dans la guerre contre le passé ses ruses déloyales, ses ingratitudes, ses emportements, il a été au delà du but; mais l'ardeur qu'il ne sait pas toujours maîtriser ne l'entraîne pas à tous les excès: il s'arrête avec respect devant la noble figure de saint Louis, malgré sa haine pour le moyen âge; il glorifie Henri IV, il réhabilite Louis XIV, il reste fidèle à la religion littéraire du siècle précédent; il défend la civilisation contre les chimères d'innocence et de pureté barbares écloses du cerveau de Jean-Jacques ; il renvoie avec dédain et colère le brevet d'athéisme que lui décernent les d'Holbach et les Lamettrie, et il ne se laisse pas déconcerter par les railleries des Grimm et des Diderot qui lui reprochent comme une faiblesse de tenir encore à son Dieu « remunérateur et vengeur ». En parlant d'un tel homme, il y a un milieu à garder entre l'anathème et l'apothéose, entre M. de Maistre et Condorcet.

François Arouet, qui prit à vingt ans le nom de Voltaire, nom sonore et vibrant, destiné à être répété par les mille voix de la foule, tantôt avec amour, tantôt avec colère, jamais avec indifférence, annonça dès l'enfance ce qu'il serait un jour. Avant l'âge de la réflexion il avait comme respiré le germe des doctrines qu'il professa pendant toute sa vie. Les jésuites, qui le reçurent des mains de l'abbé de Châteauneuf, son parrain, ne purent qu'orner son esprit par leurs agréables leçons, et le seul de ses professeurs qu'il n'eût pas séduit, car tous les autres étaient sous le charme et s'amusaient de ses saillies, sans songer à réprimer ses témérités, le P. Le Jay fut prophète à coup sûr, lorsqu'il jeta le cri d'alarme en disant qu'il serait «< le coryphée du déisme en France. » Du collége où il avait brillé, il courut vers le monde, qui le connaissait déjà et qui l'attendait pour lui faire fête. Accueilli, caressé, choyé par l'élite de ces courtisans et de ces abbés, épicuriens émérites, les Vendôme, les La Fare, les Chaulieu, les Courtin, précurseurs de la régence, Arouet, novice encore, apportait parmi ces beaux esprits vétérans du plaisir,

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